Entre deux poussées, Kathleen se laisse flotter pour vivre les derniers moments avec Valentin dans son ventre. Autour de la piscine d’accouchement, les deux papas sont submergés par un tsunami d’émotions. Leur rêve de devenir parents se réalise au beau milieu d’un salon à Saint-Hubert, sur la Rive-Sud, dans la région de Montréal. «J’ai moi-même coupé le cordon, un geste symbolique. C’était si beau de les voir avec leur bébé», se remémore la mère porteuse au crâne rasé, ses yeux verts encore humides. Un cadeau pour des amis. Jamais Kathleen n’a été payée. Ni pour son ovule ni pour ses neuf mois de grossesse.

Pour les papas de Valentin, sortir leur portefeuille était risqué. S’il est légal d’avoir recours à une mère porteuse âgée d’au moins 21 ans au Canada, il est toutefois criminel de la rémunérer. Les futurs parents encourent jusqu’à dix ans de prison et une amende d’un demi-million de dollars. «C’est la même peine pour un acte terroriste», ironise Anthony Housefather, député libéral de Mont-Royal. Au printemps, l’avocat de formation a déposé un projet de loi d’intérêt privé à Ottawa pour décriminaliser les grossesses payées et la rétribution des donneurs de gamètes. «Il y a beaucoup d’hypocrisie. Des couples rémunèrent des femmes dans des pays défavorisés et les banques canadiennes achètent du sperme et des ovules aux États-Unis. Pourquoi ne pas encadrer la pratique ici avec nos propres standards?», plaide le politicien depuis son bureau montréalais.

Adoptée en 2004, la Loi sur la procréation assistée permet quand même aux futurs parents de payer les factures liées à la grossesse de la mère porteuse, comme une robe de maternité, l’essence de sa voiture pour se rendre aux rendezvous médicaux ou ses vitamines. Seulement voilà, la nature des dépenses permises n’a jamais été clarifiée. Pas plus que n’a été fixée la limite sur le montant autorisé, créant une zone grise propice aux paiements déguisés. «Je ne voulais pas qu’on me paye pour le bébé en tant que tel, mais les parents m’ont aidée à subvenir à mes besoins quand je ne pouvais plus travailler», nuance Kathleen. Rien pour s’enrichir. Après que Kathleen a allaité Valentin pendant deux semaines, la nouvelle famille a repris la route vers la Gaspésie. «Les premiers jours sans le petit ont été difficiles. Mais c’est un deuil temporaire, comme si mon grand ado quittait la maison», confie-t-elle, sereine. Pour d’autres, cependant, l’expérience tourne parfois au cauchemar.

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Nés de la même mère porteuse, Zachary et Elijah font le bonheur du chanteur et de son mari, David Furnish. on voit ici la petite famille se préparer pour le retour à l’école. Photographe: Instagram @eltonjohn

LE GRAND FLOU JURIDIQUE

Sans manuel d’instruction, Marie-Claude s’est lancée dans l’aventure en publiant une annonce sur Facebook. «Ma famille était complète, mais j’avais le goût de vivre une dernière grossesse pour aider un couple infertile», raconte la maman aux fourneaux alors que ses trois enfants lui réclament le souper. Bombardée de messages, la mère monoparentale a eu un coup de coeur pour un couple dont la femme est ménopausée depuis l’adolescence. Alors sans emploi, Marie-Claude a demandé 12 000 dollars en plus du remboursement de ses dépenses liées à la grossesse et des photos de l’enfant le jour de son anniversaire. «Ils ont préféré me payer comptant parce que c’est illégal, avoue-telle. Il y avait un malaise. Je ne voulais pas quêter, mais c’était deux ans de ma vie.» Prise d’hormones, insémination artificielle en clinique, fausse couche… En février 2016, l’embryon s’accroche enfin, à son grand bonheur et celui des parents.

À 20 semaines, pourtant, le coeur du bébé cesse de battre. Marie-Claude est hospitalisée d’urgence. «Ce n’est pas facile de vivre la perte d’un enfant qui n’est pas le sien. J’ai vécu cette expérience toute seule, sans ressources», souffle la mère porteuse en larmes, deux ans plus tard. Les 3000 dollars déjà versés par les parents lui ont servi à rembourser les dépenses liées aux premiers mois de grossesse. De retour à la maison, il ne lui reste que des montées de lait et quelques kilos en trop. «Les parents ont refusé de refaire ma garde-robe. Je n’avais plus d’argent et rien à me mettre sur le dos. Ce n’était pas une coquetterie», insiste-t-elle en jetant son mouchoir. Malgré tout, à 39 ans, le désir de porter un bébé ne l’a pas quittée. «Je ne suis pas un ventre à louer. Mais j’ai le droit d’être dédommagée. C’est donnant-donnant», soupire Marie-Claude.

Comment compenser un tel sacrifice? La grossesse, les risques liés à l’accouchement, les conséquences psychologiques de la séparation avec le bébé. «Pas seulement avec deux ou trois vêtements de maternité et une course de taxi. On peut aller au-delà de ces remboursements en demeurant dans une logique non marchande et altruiste», argumente Alain Roy, expert en droit familial. Le juriste s’oppose néanmoins à l’idée de payer pour faire porter son enfant, au risque de commercialiser le corps des femmes. Or, tracer la ligne entre rémunération et compensation est un sacré défi.

En attendant, le jeu de la surenchère fait son nid. «Quand tu reçois une offre de 50 000 dollars, soit un an de salaire, c’est très tentant», admet avec franchise une autre mère porteuse. À l’inverse, des femmes en profitent aussi pour faire monter les prix devant des couples prêts à tout pour avoir une progéniture. Un marché se développe sous le radar de la justice. Sur la table de sa cuisine à Saguenay, David* épluche un cartable de factures bien classées. «À la demande de la mère porteuse, on lui a avancé de l’argent avant la grossesse. On avait tellement peur que notre projet tombe à l’eau qu’on lui aurait tout donné!», se désole le trentenaire. Au fil des mois, chaque transfert d’embryon s’est soldé par un échec. Le couple soupçonnait même la future mère porteuse de négliger les conseils des médecins. «J’ai été démoli. J’ai traversé une dépression pendant un an», confesse l’infirmier qui a perdu 10 000 dollars et tous ses espoirs d’avoir un enfant.

Au Québec, le contrat entre une mère porteuse et les parents est dit «de nullité absolue», en vertu du Code civil. Autrement dit, il ne vaut rien devant les tribunaux. C’est ainsi que des centaines de femmes et autant de couples sont laissés à eux-mêmes. Tout doit donc reposer sur la confiance mutuelle. Ce n’est pas chose simple, car après l’accouchement, une mère porteuse peut décider de garder le bébé, et rien ne force les parents d’intention à le prendre à sa naissance. Dans tous les cas, la responsabilité légale de l’enfant repose toujours sur les épaules de la femme qui accouche, jusqu’au processus légal d’adoption.

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Ayant eu recours à l’adoption pour son aîné et son plus jeune fils, l’actrice a eu un second garçon, Laird (à gauche), grâce à une mère porteuse. Photographe: Instagram @sharonstone

LE BUSINESS DES AGENCES

Sous sa blouse vert menthe, son bedon est encore trop discret pour se faire remarquer. Pour une deuxième fois, Karine* a choisi de passer par une agence en Ontario pour éviter les tracas. «Je veux me concentrer sur ma relation avec les parents sans me soucier de l’aspect financier», répond la pétillante jeune femme, elle-même maman d’un petit garçon de huit ans. Elle envoie ses factures à l’entreprise qui la rembourse à la hauteur d’un montant négocié avec les futurs parents. «À la première grossesse pour d’autres parents, ça m’a aidée parce que je venais de me séparer, mais ce n’était pas la raison de mon geste», assure l’éducatrice en garderie. «L’expérience a été si belle» que Karine veut encore offrir le bonheur d’être mère à une autre femme. Loin d’une simple transaction.

Derrière ces dons de soi prospère tout un marché d’agences de maternité pour autrui. Pour ses clients, l’entreprise ontarienne Canadian Fertility Consulting coordonne tout, en naviguant dans les limites de la loi. Autant que possible… Sa fondatrice, Leia Swanberg, est la seule personne au Canada à avoir été condamnée en 2014 à une amende de 60 000 dollars pour avoir rémunéré des mères porteuses et payé pour des ovules. «Il est urgent de décriminaliser la pratique, car les règles du jeu ne sont pas claires. Quelle différence entre un cadeau et un remboursement sans facture? Les parents vivent dans une grande incertitude», remarque la femme d’affaires, mère porteuse à deux reprises. Dans son agence, les candidates doivent être âgées de 21 à 42 ans, avoir déjà été enceintes et se soumettre à des tests psychologiques. «Nous faisons présentement affaire avec 150 femmes enceintes, la plupart au début de la trentaine et avec un revenu moyen de 56 000 dollars par année», illustre-t-elle pour chasser le stéréotype des femmes pauvres et exploitées. Le nombre de clients a décuplé en dix ans. «Quand les gens voient Kim Kardashian et d’autres célébrités avoir recours aux mères porteuses, la pratique devient moins taboue», croit Leia Swanberg. Encore faut-il en avoir les moyens.

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La petite Chicago, ici dans les bras de son papa, Kanye West, a été conçue avec l’aide d’une mère porteuse, une 3ème grossesse étant jugée trop dangereuse pour la santé de Kim. Photographe: Instagram @kimkardashian

C’était le cas de Philippe. Sur sa terrasse, dans un quartier huppé de Saint-Bruno-de-Montarville, le papa raconte avoir arrêté de compter après 100 000 dollars. «Ma fille est ma plus grande fierté. C’était mon rêve d’avoir un enfant», s’émerveille-t-il en caressant la tête blonde de la petite. Dorénavant, il ne veut plus débourser pour les frais exorbitants d’une agence et d’une clinique de fertilité. Pour son deuxième bambin, Philippe privilégiera donc la «méthode maison». Traduction: la mère porteuse va elle-même procéder à l’insémination. Il prévoit la payer 23 000 dollars en plus des dépenses médicales. «C’est pour faciliter la grossesse. Ça ne regarde personne. C’est son corps et il y a consentement», poursuit le papa, qui réclame plus que la seule décriminalisation du paiement. «Si je paye, je veux disposer de recours. Si j’inscris dans le contrat qu’elle ne doit pas fumer la cigarette, je désire qu’elle soit tenue de le faire légalement. Et surtout, qu’elle soit obligée de me remettre le bébé après l’accouchement», dit-il. Pour lui, il est impératif de mieux protéger les parents.

LA MISE EN GARDE DES FÉMINISTES

L’idée fait bondir plusieurs féministes. Selon le Conseil du statut de la femme du Québec, les droits des mères porteuses doivent primer sur l’intérêt des futurs parents. Il s’agit d’une version assouplie de sa position historique qui bannissait carrément toute forme de maternité de substitution. Aujourd’hui, inutile de se mettre la tête dans le sable. «Puisque le phénomène existe, nous devons mieux encadrer sa pratique à titre gratuit pour protéger la mère et l’enfant, explique sa présidente, Louise Cordeau. Sans oublier que la femme doit être libre de pouvoir garder le bébé.»

Plus radical, le groupe Pour les droits des femmes du Québec qualifie le recours aux mères porteuses d’esclavage des temps modernes. «Ce sera un libre choix quand une femme riche le fera pour une femme pauvre. Pour avoir une véritable liberté, il faut être en situation d’égalité. Ce n’est pas le cas», s’oppose sa présidente, Diane Guilbault, pour qui les grossesses payées égalent la vente d’organes. Une lettre a été envoyée aux femmes ministres du gouvernement de Justin Trudeau au nom des 500 membres de l’organisation, fondée en 2013. L’objectif: les convaincre de rejeter l’idée du député Housefather qui pourrait être débattue dès cet automne à la Chambre des communes.

Quand le petit Noam se couche dans son lit, ses yeux se posent sur une image avant de s’endormir: celle du ventre qui l’a porté, entouré du visage de ses parents. «Cette photo sera accrochée au mur jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il n’a pas pu grandir dans ma bedaine», raconte sa mère Chantal, privée d’utérus. Trouver la perle rare n’a pas été simple pour les parents de Trois- Rivières. Une première femme, en relation avec six autres couples, leur a faussement annoncé être enceinte. «Quand tu cherches une maison, il y a des agents immobiliers. Ça n’existe pas avec les mères porteuses. Il faut des règles claires pour protéger les parents et les femmes vulnérables», demande Louis-Charles, le papa. Après l’arnaque, Meg est arrivée comme une cigogne qui ne voulait pas un sou. «Tous les moments de découragement valent amplement le grand bonheur que nous vivons aujourd’hui», témoigne Chantal, dont la maison est envahie par des montagnes de jouets sur le plancher. L’îlot de la cuisine est tapissé de photos de leur petit prince, qui leur rappelle leur privilège.

 

*Certains prénoms ont été changés.