Chère maman,

En arabe, ton prénom veut dire «espoir». Amal. Tu le portes bien, toi qui t’entêtes à espérer, envers et contre tout.

Cet héritage te vient de loin. Dans ta Syrie natale, tu as grandi sous le même toit que ta grand-mère. Elle s’appelait Philomène. Une rescapée du génocide arménien. Une femme qui, après avoir vu son mari et son fils aîné être égorgés sous ses yeux, a dû trouver refuge à Alep avec ses deux autres enfants.

Comment survit-on à autant d’horreurs? Philomène n’en parlait pas. Elle avait fermé à double tour le coffre-fort de sa mémoire douloureuse. Elle aurait pu cultiver la haine et le ressentiment. Elle a plutôt choisi de regarder droit devant. Qu’importe la route. L’essentiel était de marcher.

Tu m’as souvent parlé d’elle. De sa force de caractère. De sa grande sagesse. De son humour, qui t’a tant marquée. Elle fait partie de ces «mères courage» dont l’oeuvre anonyme est trop souvent oubliée par l’Histoire.

Pour cette survivante qui avait vu le pire, rien n’était jamais grave. Tant que la mort ne s’approchait pas trop, il y avait toujours de l’espoir.

Est-ce de là que vient ta sérénité tout orientale devant les vagues du destin? Ton incroyable capacité de dédramatiser la pire des situations?

On décrit souvent les femmes du Moyen-Orient comme étant soumises, passives, muettes. Je ne te reconnais pas dans ce cliché. Pour moi, tu as toujours été un modèle inspirant. Modèle d’intelligence et de détermination à mille lieues des stéréotypes.

Ton père t’a souvent dit: «Ce que tes frères font, tu peux le faire aussi.» Il était féministe sans le savoir. Quant à ta mère, qui n’a jamais porté le pantalon, je l’ai toujours soupçonnée d’en porter un dans sa tête. À une époque où le destin des filles, tracé d’avance, était de se marier tôt et de s’emmurer au foyer, tes parents t’ont plutôt encouragée à faire des études. Ils ont été fiers que tu choisisses le génie civil, habituellement réservé aux hommes. Dans les années 1960 à l’université d’Alep, des 150 étudiants de ta promotion, vous n’étiez que cinq femmes.

En 1967, en pleine guerre des Six Jours, tu as posé tes valises à Montréal, y suivant le rêve de ton père. Il sentait bien que le printemps syrien n’était pas trop pressé d’arriver. Il espérait que ses enfants puissent changer de saison plus vite encore.

Dans ce pays que tu aimes profondément, tu as su te réinventer. Tu es devenue professeure de mathématiques. Je ne compte plus le nombre de fois où d’anciens élèves, membres de ton fan-club, m’ont écrit à La Presse. «Seriez-vous par hasard la fille d’Amal?» Cela me rend toujours très fière.

J’ai eu la chance de naître dans ce pays paisible devenu le tien. Sur la route de tous les possibles, tu m’as appris à mesurer ma chance et à me tenir debout. Tu m’as appris à distinguer le futile de l’essentiel. Tu m’as appris l’effort. Jamais tu ne m’as traitée comme une princesse. Et je t’en remercie. Aujourd’hui, ton pays natal est un brasier. C’est d’une tristesse infinie. Mais comme l’a fait ta grand-mère Philomène, tu choisis de regarder devant, les mains de tes petits-enfants posées au creux des tiennes. L’essentiel est de continuer à marcher. La tête haute. Avec espoir.

Merci, maman.

Rima

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