Dans son appartement de Winnipeg, Katie Fontaine, une Autochtone de 18 ans, discute avec ses trois soeurs, Rose et Angel, des jumelles de 16 ans, et Jolene, 14 ans. Elles ont un air grave… beaucoup trop grave pour leur âge. Elles sont réservées, presque suspicieuses. Pour comprendre leur attitude, il suffit de regarder les deux grands portraits de leur cousine Tina Fontaine qu’elles ont accrochés au-dessus d’un canapé élimé. En août 2014, cette adolescente de 15 ans a été victime d’un meurtre atroce qui a créé une onde de choc dans l’Ouest canadien.

Tina et les quatre soeurs Fontaine avaient grandi ensemble à Sagkeeng, une réserve autochtone de 3000 habitants, située à une centaine de kilomètres au nord de Winnipeg, la capitale manitobaine. Elles étaient unies comme les doigts de la main. «Tina était maternelle avec ma jumelle et moi, murmure Rose. Elle nous accompagnait partout.» «Elle était belle, brillante et drôle», ajoute Jolene.

Mais Tina, enfant modèle et première de classe, était aussi vulnérable depuis la disparition violente de son père, battu à mort en octobre 2011, à Sagkeeng (ses meurtriers ont finalement été condamnés à neuf ans de prison en décembre 2014). Elle pleurait de plus en plus souvent et avait fugué à quelques reprises de chez sa grand-tante, Thelma Favel, qui l’élevait comme sa fille.Le 1er juillet 2014, avec l’autorisation de Thelma, Tina est partie pour Winnipeg afin de renouer avec sa mère biologique, une travailleuse du sexe. Moins de sept semaines plus tard, son petit corps de 1,60 m a été retrouvé enveloppé dans un sac de plastique, au fond de la rivière Rouge, à Winnipeg. «Nous ne pouvions pas ouvrir son cercueil à cause de ce que ses meurtriers lui avaient fait», affirme Thelma, inconsolable. L’identité des assassins demeure une énigme pour la police de Winnipeg. «Nous avons encore tant de questions qui restent sans réponses…», dit Katie.

Cette tragédie a ému tout le pays et a mis au-devant de la scène une question que se posent 1,4 million d’Autochtones canadiens: pourquoi leurs filles, femmes, soeurs et nièces sont-elles victimes d’un nombre alarmant de meurtres et de disparitions, de la côte Ouest à la côte Est?

LA POINTE DE L’ICEBERG

Car les communautés autochtones sont bel et bien victimes d’un fléau. Selon les statistiques publiées par la Gendarmerie royale du Canada en mai 2014, les Amérindiennes sont 3,7 fois plus à risque d’être assassinées que les autres Canadiennes. Ainsi, au moins 1017 femmes autochtones ont été victimes de meurtres entre 1980 et 2012, ce qui représente 16 % des homicides féminins au pays, alors qu’elles ne constituent que 4,3 % de la population féminine.

Au Québec, la GRC dénombre 46 meurtres de femmes autochtones depuis 1980, ce qui signifie qu’elles sont 2,6 fois plus à risque que les Québécoises non autochtones. Mais ces données sont contestées. «En faisant une recherche documentaire en ligne, nous avons découvert une dizaine de victimes de plus, affirme Alana Boileau, de l’organisme Femmes autochtones du Québec. Les chiffres de la GRC ne sont que la pointe de l’iceberg.»

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Encouragés par les rassemblements qui ont lieu un peu partout au Canada pour rendre hommage à Tina (dont 30 au Québec), les chefs autochtones du pays ont demandé au gouvernement canadien d’entreprendre une enquête nationale. Mais ils se sont butés au refus du premier ministre, Stephen Harper, et ce, malgré l’appui de grandes organisations humanitaires comme l’ONU et Amnistie internationale. 

UNE PREMIÈRE VICTOIRE

Ils ont tout de même obtenu un compromis: une table ronde nationale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées a eu lieu à Ottawa le 27 février 2015 et a permis de réunir notamment des familles et des dirigeants autochtones, des ministres et représentants provinciaux et territoriaux, ainsi que des ministres du gouvernement du Canada. Une première. Au cours de cette rencontre, des dizaines de familles provenant tant de Vancouver que du Nunavut ont pu partager leur peine et pousser un cri du coeur. «Nous sommes des êtres humains comme les autres!» a scandé au cours de son allocution Rose McLeod, une mère de deux enfants, qui a quitté Winnipeg en 2008 à la suite de la disparition de trois cousines. «[Quand je vivais là-bas] je me promenais avec un couteau dissimulé dans ma botte, car des hommes me suivaient constamment», a-t-elle dit. Le témoignage le plus bouleversant a été celui de Cee Jai Julian, qui a échappé aux griffes de Robert Pickton, ce fermier de la Colombie-Britannique qui a massacré au moins 33 femmes, dont 12 autochtones, jusqu’à son arrestation en 2002. Aujourd’hui intervenante auprès des sans-abri de Vancouver, la dame de 47 ans avait sombré dans l’enfer de la drogue et de la prostitution après le meurtre de sa soeur Norma, en 1992. «Je ne suis pas une putain, une "squaw" (un terme considéré comme une insulte par les femmes autochtones»), une ivrogne, a-t-elle martelé à travers ses larmes. Je suis une guerrière et je veux que mes soeurs et mes amies arrêtent de mourir.» Femmes-autochtones-Agence-QMI-EL.jpg

LE DÉRACINEMENT À LA RACINE DU MAL

Pourquoi cette hécatombe? Pour formuler une réponse, il faut d’abord évoquer les politiques brutales de colonisation des Premières Nations. L’une d’elles a permis l’incarcération de 150 000 enfants indigènes dans des pensionnats religieux, où ils ont été victimes d’agressions et de viols de 1876 à 1996. Cette violence inouïe a déraciné les familles autochtones et a nourri, dans les réserves, les problèmes sociaux qu’on connaît aujourd’hui: toxicomanie, chômage, suicide, violence conjugale… «Nous avons été exposés si longtemps à l’oppression coloniale que nous avons normalisé la violence dans nos réserves», explique le chef de l’Assemblée des Premières Nations, Perry Bellegarde, dont le père alcoolique était un ex-pensionnaire.

Autre phénomène au banc des accusés: depuis les années 70, un grand nombre de femmes et d’adolescentes fuient la misère en se rendant dans les grandes villes. Selon le grand chef de l’Assemblée des chefs du Manitoba, Derek Nepinak, c’est à partir de ce moment qu’elles ont commencé à tomber comme des mouches. «J’ai perdu une tante en 1978 à Winnipeg, dit-il. Mais les autorités avaient refusé de mener une enquête. Le vrai nombre de femmes assassinées est sans doute le double des chiffres officiels.» Les préjugés voulant qu’elles soient des femmes faciles ou des prostituées (des stéréotypes qui remontent à l’arrivée des premiers colons en Nouvelle-France) les rendent aussi plus vulnérables aux agressions. Les cousines de Tina disent d’ailleurs qu’elles sont souvent harcelées quand elles sillonnent leur quartier de North End, un secteur défavorisé de Winnipeg, isolé derrière une immense gare de triage. «Une fois, un homme m’a attrapée et m’a offert de l’argent», relate sombrement Rose. Peu avant notre entretien, une de ses amies a échappé à une tentative d’enlèvement près de leur école, où elles ont suivi des cours d’auto-défense. «Nous essayons de marcher en groupe, mais ça ne dissuade pas les agresseurs», déplore Katie.

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Enfin, la lenteur des policiers à réagir à leur disparition est également mise en cause. Ainsi, les tueurs ont tendance à les cibler parce que «la police canadienne a souvent failli à les protéger de façon adéquate», explique un rapport d’Amnistie internationale publié en 2004.

LE CHANGEMENT DES MENTALITÉS

Tout semble indiquer cependant que nous sommes à un tournant: les femmes autochtones au Canada ont enfin la force de crier «assez!», et la population générale, elle, est prête à les écouter. En effet, les trois quarts des Canadiens sont en faveur d’une enquête nationale sur la question de leurs meurtres et disparitions.

Les forces de l’ordre se mobilisent également. La police de Winnipeg a créé une unité spéciale de 18 détectives pour élucider les cas d’homicides non résolus, comme celui de Tina Fontaine, et a fait de la violence faite aux Amérindiennes sa priorité en décembre 2014. En parallèle, l’Assemblée des chefs du Manitoba a mis sur pied un programme d’aide aux familles qui sont sans nouvelles d’un proche.

Des initiatives pour combattre le racisme et la violence conjugale s’organisent aussi. Des photos dénonçant les clichés et les préjugés au sujet des Autochtones ont été affichées dans des abribus et des vitrines de magasins à Winnipeg, considérée comme la ville la plus raciste du Canada selon l’hebdomadaire canadien Maclean’s. De leur côté, de jeunes hommes tentent de briser le cycle de la violence. Par exemple, une marche pacifique a lieu chaque vendredi dans le quartier North End de Winnipeg et, depuis peu, de jeunes Autochtones et des policiers disputent des matchs de basketball ensemble. Et dans l’ouest du pays, un programme de prévention de la violence conjugale (intitulé «Je suis un homme bon») a été adopté dans des centres d’amitié autochtones et des pénitenciers afin d’aider les hommes à retrouver leur rôle au sein de la communauté.

Cette prise de conscience collective apporte une mince consolation à la grand-tante de Tina, dont le visage crispé de tristesse fait le tour du globe depuis août 2014. «Mon prêtre m’a dit que, comme Jésus, Tina est morte afin que d’autres jeunes filles soient sauvées», dit-elle en séchant ses larmes.

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