À quelques heures de route de Lima, la capitale du Pérou, dans la petite ville d’Ica, un jeune garçon assis sur un étal de courgettes bâille à s’en décrocher la mâchoire. Il est 10 h, et Piero, 10 ans, s’ennuie ferme. Avec sa grande soeur Gissela, âgée de 11 ans, il est au travail depuis 5 h ce samedi matin de novembre.

Toutes les fins de semaine, les deux enfants se lèvent à 4 h 30 pour aider leur mère, Edy, qui les élève seule, à accomplir ses tâches quotidiennes. L’aînée va puiser l’eau pour ses sept frères et soeurs pendant que Piero nourrit Michelle, la chèvre de la famille. Puis, ils se mettent en route, sur les dunes d’Ica. Leurs chaussures alourdies par le sable, ils traversent le bidonville où ils vivent. Le jour se lève à peine mais, déjà, les petits attendent le taxi colectivo qui les conduira à leur lieu de travail, le marché Toledo, au coeur de la ville.

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Dans la frénésie du marché, Piero et Gissela préparent à la hâte les légumes. Ils les lavent et les disposent en pyramide sur les présentoirs avant de les vendre. À la fin de la journée, aux alentours de 14 h, ils ont gagné 10 sols à eux deux, soit un peu plus de 3$. «Cet argent nous servira à payer nos fournitures scolaires, explique Gissela. Et à aider notre maman parce qu’elle n’a pas beaucoup d’argent.»

Photo: Gissela et son frère Piero vendent des légumes au marché les fins de semaine. Une question de dignité

Après leur travail, les fins de semaine, Piero et Gissela ont l’habitude de passer l’après-midi à la Casa NAT, la maison des enfants travailleurs d’Ica. Là, ils retrouvent leurs copains Marvelli, Betto, Allisson et Alexis, quelques-uns des 500 enfants syndiqués de la ville.

Les NAT (Niños, niñas y adolescentes trabajadores) sont des enfants et des adolescents travailleurs du Pérou. Ils sont regroupés en un syndicat, le Mouvement national des NAT organisés du Pérou (MNNATSOP), qui a vu le jour dans les années 1970 et qui compte 14 000 membres de 6 à 18 ans. Son but? Revendiquer le droit pour les enfants de moins de 14 ans (l’âge légal au Pérou pour travailler) de travailler au même titre que les adultes. Il faut dire que le recours aux mineurs dans le monde du travail n’est pas un phénomène négligeable au Pérou puisqu’il touche un peu plus de deux millions de personnes, dont 29% sont âgées de 10 à 12 ans.

Conscients de cette réalité, les jeunes syndiqués ont une façon de penser à mille lieues des valeurs occidentales sur l’éducation des enfants. Ils pensent qu’il est peu réaliste d’éliminer le travail de leur mode de vie. Ils ont donc choisi de lutter pour améliorer leurs conditions de travail et limiter les abus des patrons.

Ce jour-là, Piero et Gissela participent justement à un atelier sur ce thème à la Casa NAT. Ils apprennent à définir ce qu’est un «travail digne», un concept qui est au coeur des revendications du syndicat MNNATSOP. Pour Gissela, un «travail digne», c’en est un dans lequel «les enfants ne sont pas exploités et maltraités, dit-elle timidement. C’est aussi un travail qu’on peut faire pendant moins de huit heures par jour et qui ne nous empêche pas d’aller à l’école.»

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Concrètement, les NAT réclament des journées de labeur plus courtes, des tâches légères, un salaire juste et une protection contre l’exploitation. Les murs de la Casa sont couverts de ces revendications écrites en lettres majuscules: «L’éducation est un droit, le travail digne aussi.» «Pourquoi je travaille? Parce que je dois aider ma mère. Parce que je dois manger. Pour payer mes études…» Autant de slogans que les membres scandent dans la rue pendant les manifestations ou quand ils parcourent la ville, perchés sur des échasses ou munis d’un tambour, afin de sensibiliser à leur cause, par la musique, les enfants qui ne connaissent pas le syndicat.

Photo: Allisson, déléguée nationale du syndicat des enfants travailleurs pendant une manifestation à Lima.

Une école de la vie

À la Casa NAT, les jeunes apprennent à défendre leurs droits, mais ce n’est pas tout. Ils apprennent aussi à argumenter, à prendre des décisions en groupe, à développer leur conscience sociale et une certaine confiance en eux. Les débats sont constants et les discussions, passionnées, que ce soit pour décider des projets à réaliser, des tâches ménagères à accomplir ou encore des moyens à prendre pour recueillir de l’argent afin d’entretenir la Casa.

Renée en est la témoin privilégiée. Depuis une dizaine d’années, cette ancienne professeure d’économie de 58 ans veille sur les jeunes syndicalistes. Jouant le rôle d’une grand-mère spirituelle, elle reçoit les confidences et les secrets de chacun. Par expérience, Renée sait que les plus jeunes, souvent intimidés, oublieront leur gêne après quelques années au sein du mouvement syndical. «On leur demande leur avis, et ils se sentent importants. Ils apprennent en quelque sorte à s’exprimer. Un grand nombre d’entre eux, d’abord très effacés, sont devenus des adultes responsables et engagés qui réussissent dans la vie.»

Au cours de leurs réunions hebdomadaires, les jeunes font le point sur les projets. Ils ont par exemple demandé la création de 14 espaces verts dans les quartiers d’Ica. «Parce que la récréation est aussi un de nos droits. Nous avons le droit de jouer, et il nous faut des parcs», explique Allisson, 17 ans, déléguée du mouvement MNNATSOP à l’échelle nationale.

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Autre sujet de discussion: les cas d’abus par tel ou tel patron à l’égard de tel ou tel enfant. Ces cas doivent être dénoncés à la police avec l’aide des associations humanitaires locales.

Photo: Gissela et une de ses camarades montrent fièrement une pétition pour la dignité des enfants travailleurs.

Une réalité de pays pauvre

Bien que le MNNATSOP connaisse un certain succès auprès des jeunes, il ne fait pas l’unanimité auprès des organisations internationales comme l’ONU, qui a élaboré de nombreux textes de droit international sur la protection des enfants. Ainsi, l’Organisation internationale du travail (OIT), qui a lancé en 1992 le Programme pour l’abolition du travail des enfants (IPEC), voit d’un mauvais oeil les activités du syndicat. L’IPEC a qualifié ce dernier de «dangereux », car il légitime le travail des mineurs. L’OIT soutient aussi que le travail est un obstacle au développement intellectuel des enfants.

De leur côté, les NAT apprennent à développer un point de vue critique sur les conventions internationales qui visent à supprimer le travail des mineurs. Leur discours est d’ailleurs bien rodé. «Le fait de travailler ne nous empêche pas d’étudier puisque 68 % des NAT vont à l’école jusqu’au secondaire…» soutiennent-ils.

Mais surtout, «l’abolition du travail, que préconise la Convention no 138 de l’OIT sur l’âge minimum, est impossible, s’exclame Allisson. Le travail fait partie de notre quotidien parce que nous vivons dans un pays pauvre. Le travail est la réalité de deux millions d’enfants péruviens!»

Alejandro Cussianovich, le fondateur du MNNATSOP et professeur à l’université San Marcos, à Lima, partage la même opinion. «Notre mouvement refuse le discours dominant – colonisateur et misérabiliste – qui fait directement appel aux sentiments. Ce que nous voulons, ce n’est pas que tous les enfants travaillent, mais que chacun ait la possibilité de le faire. On ne parle pas d’une obligation, mais d’un droit.»

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Alejandro Cussianovich ajoute qu’il ne faut pas oublier non plus la valeur économique de ces tâches. Selon l’IFEJANT*, l’organisme de formation pour les éducateurs de jeunes qu’il dirige, les enfants travaillent principalement pour aider leurs parents, acheter leurs fournitures scolaires et financer leurs sorties. Leur part dans le budget familial est évaluée à 18%. Les familles peuvent donc difficilement se priver de cette aide sans que ça affecte la qualité de leur vie quotidienne.

*L’IFEJANT: Institut de formation pour les éducateurs de jeunes, d’adolescents et d’enfants travailleurs d’Amérique latine et des Caraïbes 

Photo: Piero, 10 ans, fait ses devoirs. .

Se faire reconnaître

Les NAT organisent chaque année, le 20 novembre, journée anniversaire de la Convention internationale des Droits de l’enfant, une grande manifestation à Lima pour sensibiliser le gouvernement à leurs conditions de travail.

En novembre dernier, sous un soleil brûlant, plus de 2000 jeunes ont revendiqué leurs droits haut et fort. Certains d’entre eux étaient déguisés et perchés sur des échasses, d’autres avançaient en battant le tambour. À la tête du cortège, Allisson. Du haut de son 1,50 m, la jeune fille scandait des cris de ralliement pour motiver la foule. Devant le Congrès péruvien, elle a redoublé d’efforts et continué de crier les slogans chers au mouvement syndical. Finalement, avant midi, les portes se sont ouvertes et Allisson a pu remplir sa mission: remettre au président du Congrès, Fredy Peñaranda, les pétitions récoltées dans le pays pendant la campagne de 2013 contre la violence faite aux enfants.

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Le chef politique a reçu la jeune fille et une petite délégation dans les couloirs du Congrès. Devant les caméras des télévisions locales, il a écouté poliment les doléances des enfants. Est-ce qu’il y donnera suite? Rien n’est moins sûr… Comme le résume Alejandro Cussianovich: «Encore aujourd’hui, le travail est incompatible avec l’enfance dans la tête des politiciens. En fait, l’État aimerait cacher ces enfants travailleurs.»

Sortir de la misère

Piero et Gissela sont encore loin de ces préoccupations d’adultes et aiment surtout passer du temps à la Casa NAT avec leurs amis. Parce que c’est aussi un de leurs trop rares espaces de jeu. À la maison, la vie quotidienne est souvent compliquée. La famille vit dans une maison à moitié détruite par le tremblement de terre de 2007, et les tâches domestiques sont nombreuses.

Gissela caresse le rêve de devenir un jour comme Allisson: une adolescente engagée et sûre d’elle qui endosserait des responsabilités au sein du syndicat. Elle est persuadée que le mouvement syndical l’aidera à sortir du carcan de sa condition. Elle aimerait «continuer d’aider les enfants, devenir collaboratrice auprès des NAT et peut-être travailleuse sociale.»

De son côté, Piero souhaite aussi continuer à s’investir au sein du mouvement des jeunes travailleurs. Il aimerait bien intégrer le groupe Eclipse total, une section du mouvement qui utilise l’art comme moyen d’expression. Les jeunes y apprennent les percussions, la marche sur échasses ou le théâtre, et animent les manifestations. Quand il sera grand, Piero veut être ingénieur. Sûrement pour construire des maisons.

Edy, la mère de Piero et Gissela, affirme avoir vu ses enfants s’épanouir depuis qu’ils font partie du mouvement MNNATSOP. «Ils discutent davantage et ont une meilleure estime d’eux-mêmes», explique-t-elle. Elle se sent aussi plus rassurée au sujet de leur avenir, car «ils sauront se défendre.» Pour l’instant, ajoute-t-elle, «même si nous sommes pauvres, le plus important, c’est que mes enfants continuent d’aller à l’école pour s’assurer une belle vie.»

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Un mouvement international

Comme les enfants travailleurs (estimés à 300 millions sur la planète), les organisations qui défendent leurs droits existent à l’échelle mondiale. Le syndicat péruvien MNNATSOP a été fondé par Alejandro Cussianovich dans les années 1970. Par la suite, le professeur a aussi aidé au regroupement des mouvements dans les autres pays d’Amérique latine, ainsi qu’en Afrique et en Asie. Aujourd’hui, il y aurait des associations d’enfants travailleurs dans une quarantaine de pays, selon Bénédicte Manier, auteure du livre Le travail des enfants dans le monde (La Découverte), mais leurs membres ne représenteraient qu’un infime pourcentage de la totalité des enfants travailleurs dans le monde.

«La portée de ce syndicalisme naissant n’est pas à négliger, écrit-elle. En s’organisant pour défendre leurs droits, des enfants isolés acquièrent une force et une dignité qu’ils ne connaissent pas individuellement. Et, surtout, ils soulèvent la question de leur représentation, car ils n’ont pas souvent la parole. Pourtant, ils font preuve d’une maturité surprenante et leur expérience les amène souvent à proposer des solutions intéressantes, susceptibles d’éclairer l’action des ONG et des institutions.»

Photo: Gissela, son frère Piero et une de leurs camarades en route
vers l’école.