Masculin et féminin: cette distinction élémentaire et binaire est devenue archaïque. Longtemps marginale, la question de la transidentité s’est transformée en un sujet d’actualité mainstream dès que la culture populaire s’est emparée de ses symboles pour en faire des vedettes. On pense à Caitlyn Jenner, née Bruce, belle et sexy sur la couverture du magazine Vanity Fair (numéro de juillet 2015), ou à la série télévisée Orange Is the New Black, dans laquelle les héroïnes sont hétérosexuelles, lesbiennes, bisexuelles, mais aussi transsexuelles ou androgynes. Bref, la différence s’affiche avec fierté. Si l’on est loin de l’acceptation totale, les mentalités semblent changer avec la présence de plus en plus visible d’une diversité d’orientations et de genres sexuels. Et la mode dans tout ça? Reflet des valeurs de la société, mais toujours avant-gardiste, provocante et novatrice, elle ne pouvait pas être en reste. «La mode appartient aux jeunes, et cette jeunesse est porteuse d’idéaux», explique Mariette Julien, sociologue de la mode et du corps, et professeure à l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM. «Dans le monde occidental, on assiste depuis quelques années à une démocratisation de l’identité sexuelle. Il y a une quête individuelle d’authenticité et une ouverture sur le monde qui permet à ceux qui ont une orientation sexuelle différente de l’afficher. » Aujourd’hui, la mode récupère ces idéaux d’affirmation identitaire et brise les barrières des genres. Pourquoi? «Parce que les valeurs de notre société transparaissent dans notre apparence et nos mises en scène corporelles», ajoute Mme Julien. Mannequins transgenres, silhouettes androgynes, vêtements unisexes: bienvenue dans l’univers d’une mode en pleine mutation.

 

La confusion des genres sur les passerelles

La confusion des genres sur les passerelles. De gauche à droite: Alexander Wang, Hood By Air, Gucci, J.W. Anderson, DKNY et Eckhaus Latta. Photographe: Imaxtree

 

SUR LES PASSERELLES

Jean Paul Gaultier, Rick Owens et Rad Hourani font tomber les barrières des sexes depuis plusieurs années déjà. Mais depuis quelques saisons, des maisons comme Gucci, Maison Margiela, Prada, J.W. Anderson et Hood by Air, pour ne nommer que celles-là, leur emboîtent le pas et présentent elles aussi des créations qui remettent en question une vision classique de la féminité et de la masculinité. Le vêtement est l’un des véhicules privilégiés du genre sexuel, et jouer avec ses codes perturbe facilement notre imaginaire collectif. «La mode n’est jamais fonctionnelle, elle est toujours symbolique, explique Mme Julien. Elle va de pair avec la représentation des valeurs d’une époque.» Il semble loin, le temps où il était interdit aux femmes de porter un pantalon. Pourtant, il y a 100 ans à peine, c’était encore un acte transgressif et un véritable symbole d’émancipation. Aujourd’hui, heureusement, l’évolution des mentalités permet de ne plus réduire la féminité à une robe ni la virilité à un pantalon. Quoique… Verra-t-on le jour où Monsieur Tout-le-Monde ira travailler en jupe sans sourciller? Peut-être… Car sur les passerelles, les collections masculines se féminisent, et vice-versa. Des mannequins aux traits et au corps androgyne portent avec autant d’aisance des morceaux unisexes qu’un chemisier en dentelle, un costume ou des chaussures à talons, ébranlant nos archétypes au passage pour nous pousser à réfléchir à un nouvel ordre.

L’aboutissement ultime? Un décloisonnement des genres qui permettrait à l’individu de s’affranchir des conventions sociales et de s’habiller à sa guise. Plus d’étiquette. La liberté totale! C’est d’ailleurs le leitmotiv d’Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, qui ajoutait au sujet de sa collection pour femme automne-hiver 2015-2016: «Il s’agit d’évoluer vers une société moins genrée, dans laquelle l’homme et la femme seraient réellement égaux.»

Avec John Galliano à sa tête, Maison Margiela explore la facette étrange et captivante de l’androgynie, et frôle le côté obscur et ludique de la fluidité des genres.

Saint Laurent puise dans la culture grunge, et fait revivre la figure androgyne libre et rebelle des années 1990.

J.W. Anderson, maître de la fluidité des genres, a parsemé sa collection pour homme automne-hiver 2016 de couleurs pastel, de satin, de crop tops fleuris et de diadèmes.

Alexander Wang surfe sur la popularité du look sport, qui fait la part belle aux coupes amples et aux pièces unisexes. 

 

La confusion des genres - pub

De gauche à droite: Lea T, le visage de Givenchy depuis 2010, Lana Wachowski dans la campagne printemps-été 2016 de Marc Jacobs, Ruth Bell pour la collection croisière 2016 de Saint Laurent et Jonny Johansson dans la campagne automne 2015 d’Acne Studios. Photographe: Givenchy, Marc Jacobs, Saint Laurent, ACNE Studios

 

QUAND LA PUB S’EN MÊLE – LES ÉGÉRIES TRANSGENRES

1. Sublime brune au corps mince comme une liane, Lea T est une pionnière. Cette muse adorée de Riccardo Tisci est le visage de Givenchy depuis 2010. En août de la même année, elle pose nue pour Vogue Paris, une cascade de cheveux noirs encadrant un de ses seins et une main cachant son sexe masculin. En 2011, elle devient le premier mannequin transgenre à faire la couverture d’un ELLE (numéro de décembre du ELLE Brésil), puis elle subit une chirurgie de réattribution sexuelle en 2012. Si Lea a défilé pour de grands designers à plusieurs reprises, elle est devenue l’égérie de la marque Redken en 2014, et ça, c’est une première dans l’univers des cosmétiques.

2. Les visages de la campagne printemps 2014 de Barneys New York sont ceux de 17 mannequins transgenres entourés de leur famille ou de leurs amis. Une façon de soutenir la cause de la communauté et de célébrer les liens qui les unissent à leurs proches. Le tout a été photographié et filmé par Bruce Weber.

3. Propriété du groupe H&M, la marque & Other Stories a frappé fort lorsqu’elle a lancé sa campagne automne-hiver 2015, dont les vedettes – Hari Nef et Valentijn De Hingh – sont des mannequins transgenres… tout comme le reste de l’équipe de tournage (maquilleuse, photographe et styliste).

4. C’est à Lana Wachowski et à son frère Andrew qu’on doit la trilogie des films The Matrix. Rien que ça! Mais avant de compléter sa transition, autour de 2010, cette femme au visage pétillant encadré de dreadlocks roses s’appelait Larry. Aujourd’hui, elle est l’une des stars de la campagne printemps-été 2016 de Marc Jacobs, qui célèbre la beauté de l’individualité.

QUAND LA PUB S’EN MÊLE – LES ANDROGYNES

5. En troquant ses longs cheveux blonds contre un crâne rasé l’été dernier, Ruth Bell a scellé sa destinée en devenant instantanément l’une des tops les plus convoitées par les designers. Androgyne à souhait, la jeune femme de 19 ans est la star d’une série de photos réalisée par Hedi Slimane pour la collection croisière 2016 de Saint Laurent. Pour Mariette Julien, ce choix en dit long: «Avec Ruth Bell, on est dans le modèle asexué, qui s’inscrit dans une quête de jeunesse et de naturel. Elle représente le symbole d’une enfant prépubère qui n’aurait pas encore choisi son orientation sexuelle.»

6. À l’automne 2015, Diesel lance une campagne publicitaire autoproclamée gender neutral ou «genre neutre». Habituée à faire des remous, la marque a misé sur la force d’une image, sur laquelle un homme et une femme aux traits androgynes posent enlacés dans les mêmes vêtements, un pull et un jean, des morceaux unisexes en réalité. Étrangement, cette image n’a pas fait grand bruit. Pas assez transgressive, cette représentation de l’égalité des genres?

7. Plus étonnante, la campagne automne 2015 de la collection pour femme d’Acne Studios pousse l’androgynie à son paroxysme. On y voit Frasse Johansson poser dans un manteau structuré tantôt bleu layette, tantôt rose poudré, les deux teintes genrées par excellence! Fille ou garçon? Le doute plane… En réalité, le mannequin-vedette n’est autre que le fils de 11 ans du directeur artistique de la marque, Jonny Johansson, pour qui son garçon incarne l’esprit d’une nouvelle génération: «J’ai constaté que les jeunes d’aujourd’hui accordent bien plus d’importance à la coupe, à la forme et à la personnalité d’un vêtement qu’à l’approbation de la société ou à la volonté de se conformer aux standards.»

8. Dernière campagne en date, celle de Louis Vuitton pour la collection printemps-été 2016. On y voit Jaden Smith, 17 ans, évoluer en jupe au milieu de mannequins femmes. Pas nouveau, direz-vous? C’est vrai. Mais on ne parle pas de kilt, un vêtement hautement symbolique repris par le mouvement punk, dont le port est associé à un geste politique et rebelle. On ne parle pas non plus d’une pièce drapée, portée sur un pantalon à la mode orientale. Et on n’est pas sur les passerelles, mais dans une publicité destinée au grand public. Que représente ce choix? Nicolas Ghesquière, qui assure la direction artistique de la marque, résume bien l’état d’esprit de la mode et de la société actuelle par rapport à la progression du non-genre: «J’ai choisi Jaden Smith parce qu’il incarne une génération qui a assimilé les codes de la véritable liberté, qui s’est libérée des conventions et des questions de genre. Porter une jupe est naturel pour lui, de la même façon que ça l’était pour une femme à une autre époque, lorsqu’elle se permettait de porter un smoking.»

LEXIQUE

Transidentité Décalage entre le sexe biologique et l’identité de genre, ressenti à différents degrés par les transsexuel(le)s, les transgenres et certaines personnes queers.

Queer Personne qui n’adhère pas à la division binaire traditionnelle des genres et des sexualités, s’identifiant à une identité de genre ou à une orientation sexuelle non-conforme ou fluide.

Transgenre Personne dont l’identité de genre ou le sexe biologique se situe en dehors du binarisme homme-femme, qui ne s’identifie pas à son sexe assigné à la naissance ou qui a entamé un processus afin de faire mieux correspondre son expression de genre et son identité de genre.

Transsexuel(le) Personne ayant complété une transition afin de faire mieux correspondre son sexe biologique et son identité de genre.

Androgyne Personne dont l’identité de genre se situe entre les deux pôles socialement valorisés, présentant des aspects associés à la fois aux femmes et aux hommes, ou encore de manière non genrée.

Genre neutre ou non-genre Qui ne présente pas un aspect genré ou qui n’est pas séparé par genre.