«J’ai 115 paires de chaussures.» Geneviève me dit ça avec un air coupable, en regardant ailleurs. Ça me surprend toujours quand, au détour d’une conversation, une amie me révèle son côté obscur. J’aurais dû m’en douter: Geneviève Jannelle est publicitaire mais aussi auteure, et son premier roman, La juche, met justement en scène une maniaque de souliers.

J’étais chez elle pour tout autre chose, mais son aveu a piqué ma curiosité. Je voulais voir. Elle m’a montré des bottes noires avec des têtes de mort en faux diamants, des chaussures de toutes les couleurs, des mules, des bottes de pluie… Bouche bée, j’ai pointé une paire d’escarpins d’une hauteur impressionnante, qu’on imaginerait bien aux pieds d’une escorte de luxe venue d’Europe de l’Est. «Le truc, avec les chaussures sexys, c’est d’éviter de les porter avec des vêtements sexys. Sinon, c’est trop», m’a expliqué mon amie. Ça m’a rassuré.

Guide shopping: les chaussures à talons hauts de l’automne 2013

N’empêche, j’espérais qu’elle craquerait, qu’elle pleurerait dans mes bras en avouant être profondément névrosée, et qu’on aille ensemble faire un don à l’Armée du Salut. J’allais la guérir; être son sauveur. Mais Geneviève n’est pas une collectionneuse, encore moins une acheteuse compulsive. Elle n’achète jamais une paire de souliers sous l’impulsion du moment, pour la ranger dans un garde-robe et l’oublier là.

Aussi de Stéphane Dompierre: Délivrez-nous du laid!

«Mes chaussures, je les porte! Je les choisis avec soin. C’est une expression de ma personnalité. Et j’en rapporte à chacun de mes voyages. Celles-là viennent de Jérusalem. Le cordonnier à qui je les ai confiées m’a dit qu’elles étaient irréparables parce que le talon cassé est recouvert d’un tissu rare. Je l’ai supplié jusqu’à ce qu’il finisse par céder. Je ne pouvais pas m’en débarrasser. Un soulier, c’est comme un bijou.»

 Je lui ai demandé de me montrer sa paire la plus précieuse. Je m’attendais à ce qu’elle m’exhibe des Louboutin ou des Manolo Blahnik, mais non. Elle a choisi ses «runnings». «Ils sont essentiels parce qu’ils ont une fonction. Je serais désemparée si on me les enlevait. Les autres paires sont surtout esthétiques.»

Non seulement Geneviève n’est pas folle, mais elle est pleine de sagesse. Et, dois-je m’en étonner, chacune de ses paires de souliers a son anecdote. Quand elle a rencontré Jean-Pierre, elle a baissé les yeux vers ses Tretorn, achetés à New York. L’homme et les souliers lui ont plu. «Souvent, les filles s’expriment par leurs chaussures. Parfois sages, parfois folles, selon leur humeur. Tandis qu’un homme, toutes ses godasses lui ressemblent. On voit tout de suite sa personnalité.» Jean-Pierre est revenu d’un voyage avec une paire de Tretorn pour femmes et la lui a offerte. Il y a dans leur histoire d’amour des histoires de souliers.

Je m’inquiète alors de ce que j’ai dans les pieds et un silence lourd s’installe. Elle sent mon malaise et jette un coup d’oeil rapide sur mes vieux «runnings» déglingués. «Cool», dit-elle poliment. Je repars avec un besoin urgent de m’acheter de nouvelles chaussures.

 

Du même auteur:

Tous égo

Trois secondes dans la tête d’un homme