Chaque fois que je tente de faire mon budget, je pleure», avoue Anne- Marie. Ça s’entend au bout du fil: l’éducatrice spécialisée de 27 ans est découragée. Cartes de crédit dans le rouge, remboursement de prêts étudiant, paiement de voiture, cigarettes, emprunts à des proches, alouette: 15 000$ de dettes minent son existence ponctuée d’appels de créanciers qui réclament leur dû.

La jeune femme n’a plus de vie, plus de santé. «Il y a un an, j’ai pris trois jobs pour m’en sortir, mais je me suis brûlée. Je suis en arrêt de travail.» La première à être surprise d’en être là, c’est elle. «C’est tellement sournois, l’endettement! La facture grimpe insidieusement à chaque gâterie de trop.»

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Malika non plus n’a pas vu venir le coup. Résidence superbe, terrain immense, piscine invitante… Le rêve de 260 000$ que cette conseillère pédagogique de 34 ans a acheté avec son mari il y a trois ans a viré au cauchemar.

«Quand on a visité la maison, on a eu un coup de foudre. Sauf que, au lieu de toucher l’augmentation de salaire prévue, mon chum a perdu son emploi. Au même moment, je changeais de job et je me retrouvais avec un salaire plus bas. Tout a dégringolé. On a commencé à angoisser: comment faire l’épicerie pour cinq avec 40$?»

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Des cas isolés, Anne-Sophie et Malika? Pas vraiment. Près de 60% des 18-29 ans ont des dettes, le plus souvent liées aux cartes de crédit: un sur trois doit plus de 10 000$, et un sur cinq, plus de 20 000$, indiquait en 2010 le Groupe de travail sur l’endettement des Canadiens.

Les 35-45 ans? Pas mieux. Les ménages québécois sont tous plus endettés maintenant qu’il y a 10 ans, selon une récente parution de l’équipe des Études économiques de Desjardins.

Mais c’est dans cette tranche d’âge qu’est survenue la hausse la plus spectaculaire: un saut d’environ 50 000$ à 100 000$! Les jeunes adultes forment-ils une génération de «cassés»? «C’est une génération à surveiller, en fait», dit Hélène Bégin, économiste principale au Mouvement Desjardins. «Il n’y a pas encore lieu de tirer la sonnette d’alarme, mais le ratio dettes/actifs des 20-45 ans s’est indéniablement détérioré. Sans être catastrophique, leur situation financière est dans un équilibre fragile.»

Ces jeunes adultes sont-ils dans une situation plus précaire que l’étaient leurs parents au même âge? «Oui, notamment parce que les générations précédentes effectuaient leurs achats importants plus tard, indique la spécialiste. Maintenant la grosse maison à deux étages, l’ameublement dernier cri, on les veut tout de suite. Les mentalités ont changé.»

Le train de vie est plus élevé et les taux d’intérêt sont plus bas, fait valoir Marie Lachance, professeure en sciences de la consommation à l’Université Laval. «Les jeunes se disent: « Une belle résidence et deux autos? Mon Dieu, pourquoi pas? Les taux d’intérêt sont super avantageux, ce serait fou de ne pas en profiter! » Mais quand ces taux remonteront, ce qui se produira forcément un jour, plusieurs seront au bord du précipice.»

«Achetez maintenant, payez longtemps», tel était le slogan-choc (illustré par un squelette assis sur un divan!) de la campagne de sensibilisation à l’endettement Dans la marge jusqu’au cou!, menée par la Coalition des associations de consommateurs du Québec (CACQ) en 2011.

«Nous ciblions les 25-45 ans, qui présentent un haut risque de devenir accros au « Achetez maintenant payer, plus tard »», explique Michèle Goyette, conseillère budgétaire chez Solutions Budget Plus de Sherbrooke, membre de la CACQ.

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Pourtant, ce n’est pas cette cohorte des 25-45 ans qui frappe le plus souvent aux portes des organismes de la CACQ. «Ça ne signifie pas que plusieurs d’entre eux n’ont pas besoin d’aide! poursuit la conseillère. Une maison est un actif, mais si cet actif coûte cher au point que vous devez utiliser vos cartes de crédit pour payer l’épicerie, rien ne va plus. Le problème, c’est que les 25-45 vivent le nez collé sur le quotidien, et pensent à court terme.»

Leur insouciance – 82% ignorent le solde de leur carte de crédit! – se double d’un net penchant pour la satisfaction immédiate: «Demain? On verra!»

Quelle responsabilité?

Dolce vita, fiesta, drogue et rock and roll caractérisent les dernières années de Philippe, 35 ans. «Excepté qu’un jour la vie te rattrape», dit en soupirant ce détenteur d’un diplôme professionnel en soutien informatique qui, pour le moment, erre de jobine en jobine.

«Avec mes conneries, j’ai accumulé 20 000$ de dettes et je ne vois pas du tout comment je vais m’en sortir. C’est tellement lourd! Ma situation? C’est vraiment le no future: je n’ai plus d’avenir. » Il marque une pause et ajoute: «J’ai mes torts. Mais mille fois par jour, on nous bombarde le même message: « Go, go, go, profitez de la vie, vivez à crédit! » Pas simple d’y résister!»

Comme Philippe, toutes les personnes interrogées pour ce reportage assument leur part de responsabilité. «Je suis de nature généreuse», «j’ai un côté dépensier», «restos, massages, vacances à la mer… je suis d’une génération qui aime se faire plaisir», ont-elles confié avec franchise. Sauf que notre société de surconsommation n’est pas sans reproche non plus.

Être endetté? Banal!

«Les jeunes ont une carte de crédit très tôt, mais on oublie de leur expliquer le mode d’emploi», déplore la professeure Marie Lachance.

Un sondage mené en 2012 par la banque ING Direct révèle que les parents québécois estiment plus facile de parler drogue que finances avec leurs enfants! Et, selon une étude effectuée par Visa, les cartes de crédit et la préparation d’un budget sont des thèmes tabous: seulement 2% des parents canadiens auraient déjà abordé ces sujets avec leurs ados!

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Mais il y a plus grave: à l’heure actuelle, en plus d’être endémique, l’endettement est banalisé. Avant les années 1960, avoir recours au crédit était synonyme d’une mauvaise gestion de ses affaires personnelles. «Personne n’empruntait pour se payer un bateau, une motoneige ou un voyage, note Marie Lachance. On empruntait quand on était mal pris. Aujourd’hui, le crédit fait partie de la vie.»

 Faut dire que la société de consommation est passée par là… «Pour que le système fonctionne, on a créé une incroyable quantité de besoins artificiels!» rappelait dans une entrevue récente Daniel Landry, professeur de sociologie au Collège Laflèche, à Montréal.

Pour soutenir cette consommation, on a multiplié les petits rectangles de plastique: aujourd’hui, près de 75 millions de cartes de crédit sont en circulation au pays, selon l’Association des banquiers canadiens.

Et si on ne sait pas résister à la tentation, les plafonds desdites cartes grimperont plus haut, toujours plus haut: «Quand j’ai eu la mienne, la limite était de 1000$, confie Anne-Marie. Quelques années plus tard, elle était à 10 000$, sans que j’aie rien demandé! [NDLR: cette hausse sans consentement est maintenant interdite par la loi.] Bien sûr, j’aurais pu la ramener à son niveau d’avant. Je ne l’ai pas fait.»

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C’est sans parler de l’attrait irrésistible des marges de crédit, dont l’usage est si implanté «qu’elles sont souvent considérées comme un salaire supplémentaire», dit Marie Lachance. Bref, comme le notait le Groupe de travail d’Action Canada sur l’endettement des ménages en 2010, tout est en place pour alimenter chez les jeunes la dévorante «passion pour la consommation».

L’angoisse des dettes

«Un resto, deux restos, trois restos par semaine, un voyage par mois, etc. Je « roulais », c’est le moins qu’on puisse dire», témoigne Thomas, 37 ans, travailleur spécialisé en hydraulique.

Mais, un jour, un investissement dans l’immobilier a mal tourné. Le vase a débordé. «Ma dette? Oh… Elle est dans les six chiffres. Pour l’honorer, je dois dire non à beaucoup d’invitations et mettre tous mes projets sur la glace. C’est frustrant. Seuls les actionnaires-investisseurs et des prêteurs proches sont au courant de ma situation.»

Thomas a fait appel à l’Association coopérative d’économie familiale (ACEF) de Québec pour y voir clair dans ses finances et dans son existence. «Même ma blonde n’a qu’une très vague idée de ce que je dois. Je n’en parle pas.»

Anne-Marie n’en souffle pas mot non plus. «J’ai une bonne poker face. Personne ne pourrait deviner ce que je vis. Reste que mes dettes me minent: je me sens coupable, j’y pense jour et nuit.»

Dette rime avec détresse. Les chiffres parlent fort: alors que 18% de la population se déclare anxieuse, selon l’Institut de la statistique du Québec, ce pourcentage grimpe à 98% parmi les personnes endettées, selon la CACQ. De ce nombre, le tiers aurait des idées suicidaires.

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«Les gens vivent au moins un an de souffrance psychologique avant de se décider à venir nous voir», indique Éric Lebel, expert en redressement et insolvabilité du cabinet Raymond Chabot Grant Thornton.

«Les moins de 45 ans ne déclarent pas plus souvent faillite que la moyenne. Mais une chose est sûre: faire faillite a plus de conséquence à 30 ans qu’à 65, au moment où les grosses dépenses sont généralement derrière soi. Rebâtir son crédit et sa crédibilité peut être très long.»

Alice, 40 ans, en sait quelque chose, elle qui s’est retrouvée avec 45 000$ de dettes après une séparation. «J’ai opté pour une proposition au consommateur – un mode de règlement moins contraignant que la faillite. Je n’ai notamment plus droit à aucune marge de crédit», dit cette technicienne en audiovisuel, mère d’un garçon de 11 ans.

«J’ai un salaire décent mais, quand j’ai payé ce que je dois pour le loyer, l’auto et le remboursement de ma dette, s’il me reste 100$ en poche et si je peux me payer un filet mignon, je crie: wow!»

Elle apprécie néanmoins affronter la réalité. «Mais chaque fois, c’est pareil: quand je dis que je fonctionne sans carte de crédit, les gens n’en reviennent pas. « Hein? comme à l’époque de nos grands-mères? », me demande-t-on. Pourtant, c’est moi qui suis normale.»

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Thomas a, lui aussi, changé de cap. «La conseillère de l’ACEF m’a aidé à modifier mon état d’esprit. J’ai mis de côté les extravagances pour revenir sur terre et redécouvrir les charmes des recettes de famille et des soirées calmes à la maison. Ma foi, c’est pas mal du tout!»

Coupons de réduction, petite voiture, une seule carte de crédit, et utilisée uniquement en cas d’urgence… Malika a tout revu et corrigé. La frousse qu’elle a eue l’a réveillée. «Il n’était pas question que mon mari et moi fassions faillite. Heureusement, nos parents nous ont épaulés. Mais l’expérience nous a changés. Maintenant, avant de faire une dépense, nous réfléchissons.»

D’autant plus qu’il y a certaines scènes qu’elle ne veut jamais revivre… «Un matin, deux de nos enfants sont arrivés dans la cuisine et nous ont tendu leur tirelire en disant: « Tenez, prenez les sous pour l’épicerie. » Mettons que ça fait réfléchir…»

S.O.S. endettement

Vous êtes dans le trou ou vous avez peur d’y rester? Voici quelques ressources pour vous en sortir.

 

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