Quand j’étais petite, ma tante ne vivait pas avec mon oncle, le père de ses enfants, même s’ils étaient des amoureux. Une vingtaine de minutes en voiture séparaient leur résidence respective. À la fin des années 1990, cette façon d’être à deux était considérée comme étrange, voire problématique. C’était l’indice d’une relation fragile, dysfonctionnelle. Mes parents à moi avaient emménagé ensemble quelques mois à peine après leur rencontre; ils avaient ensuite fait construire la maison de leur rêve et dormi dans le même grand lit tous les soirs pendant 22 ans, sans remettre en question cette manière d’aimer, de vivre… Jusqu’à leur divorce.

Les choses changent peu avec les années et les époques. Peu importe la génération à laquelle on appartient, on s’obstine à avoir la même adresse pour rassurer le lien amoureux.

J’ai moi-même adhéré à cette vie conjugale traditionnelle avec un amoureux sérieux au début de ma vingtaine: un loyer dans Hochelaga, les factures à séparer en deux, et la charge mentale qui, elle, ne se divise pas également et s’invite partout, partout, partout, de la gestion de la litière du chat et de la vaisselle en passant par la sortie des poubelles ou l’arrosage du pauvre plant de basilic qui finit toujours par mourir. Dans ce petit quatre et demie, je me suis perdue.

Puis, durant les six années de célibat qui ont suivi cette relation, je me suis créé un nid très précieux, où ma solitude était au centre de mon confort et de mon bonheur. Les objets, les parfums, les meubles, le contenu de mon frigo, la musique, l’ambiance, les textures, les énergies ne ressemblaient qu’à moi, n’appartenaient qu’à moi, et j’en ai retiré une satisfaction incomparable. Je ne peux plus m’en passer.

Mais l’affaire, c’est que, là, je suis en amour. Le genre d’amour fou et vrai qui te donne envie de voir la vie avec beaucoup de lumière et de tons de rose. Le genre de relation qui fait rêver à une maison dans un champ, un jardin en fleurs, un chien bien élevé, une vie en symbiose. Mais je sais que ce n’est qu’une illusion et que le simple fait de se rassembler sous le même toit en permanence a le pouvoir de nous écorcher à petit feu jusqu’à ce qu’on devienne ordinaires, fatigués, irrités, jusqu’à ce qu’on étouffe, qu’on devienne malheureux, qu’on se trouve moins beaux et moins merveilleux qu’avant. Cet avant où on se donnait de l’air, chacun chez soi. Je sais d’avance que de suivre cette pulsion de cohabitation aura pour effet d’accélérer le désamour. Selon moi, c’est inévitable.

Alors, j’ai besoin de faire les choses autrement. Mona Chollet écrit dans son bouleversant essai Réinventer l’amour – comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles: «[…] c’est une erreur d’assimiler cohabitation et engagement […]. Bien sûr, on peut chérir et vénérer la personne avec qui l’on vit, de même qu’on peut habiter seul(e) et être un(e) psychopathe à l’âme froide. Mais on peut aussi habiter seul(e) et être éperdument, passionnément engagé(e) à l’égard de quelqu’un, de même qu’on peut vivre en couple par confort, par paresse, par conformisme, parce qu’on n’a pas les moyens ou pas le courage de déménager. Être captif, ce n’est pas être engagé.»

Les couples que j’admire aujourd’hui et qui durent dans la tendresse, l’indépendance et l’amour sont ceux qui n’ont pas succombé à la pression ou à l’envie de cohabiter. Parmi eux, deux ou trois duos d’amis et, surtout, ma mère, qui aujourd’hui fête sa douzaine d’années d’amour avec un homme qui ne partage pas son nid, pour leur plus grand bonheur sincère à tous les deux.

Alors, on la réinvente comment, la vie à deux? Je suis mes pulsions conjugales, au risque de tout gâcher, ou je me crée mon propre modèle de vie à deux? La deuxième option me ressemble, mais elle m’intimide. 

Ma chère Sarah-Maude,

J’ai souri en te lisant, parce que tes préoccupations incarnent à merveille l’époque dans laquelle nous vivons. J’ai envie d’explorer avec toi cette zone complexe où se rencontrent notre conception traditionnelle de l’amour et nos idéaux modernes.

Tout d’abord, il est pertinent de se rappeler que l’idée du couple comme d’une fusion entre toutes les dimensions d’une relation intime, soit le sentiment amoureux, la vie domestique, la conjugalité et la sexualité, est relativement récente. Le mariage, pendant longtemps, a essentiellement été un moyen de subsistance. Ce n’est qu’au 19e siècle, au cours duquel la notion d’amour romantique a gagné en popularité, que notre vision du mariage s’est transformée pour faire de l’amour le seul motif acceptable pour entrer en relation, tous les autres faisant l’objet d’un jugement négatif. Cependant, on croyait en même temps qu’avant de s’éteindre, la passion des débuts culminait au moment où l’union était consommée et que la vie commune commençait.

Ainsi, le mariage a longtemps été considéré comme le tombeau de l’amour, notamment en raison du fardeau de l’environnement domestique, des rôles maritaux contraignants et du manque de littératie émotionnelle et sexuelle des conjoints. Aujourd’hui, on perçoit de plus en plus la cohabitation comme le premier clou dans le cercueil de la passion, avec sa monotonie, sa routine et la charge mentale vécue par les femmes, qui y voient le moment où elles se verront contraintes d’assumer un nombre disproportionné de tâches quotidiennes qui feront obstacle à leur liberté et à leur épanouissement. 

Nos attentes face à l’amour sont plus nombreuses que jamais. On exige de lui qu’il entraîne une symbiose absolue et soit notre principale source d’amitié, de satisfaction sexuelle, de bonheur, d’excitation, de complicité et de compréhension. Dans un même souffle, on parle de lui comme d’un sentiment voué au déclin et on voit sa fin comme un échec, qu’il nous ait procuré deux mois ou trois décennies de bonheur. Le rêve de l’amour vient avec un idéal d’éternité irréaliste. Alors qu’il croule sous la pression, on peut aisément être tenté de le figer dans le temps pour retarder l’instant où notre vision de l’autre sera ternie par le quotidien.

Bien entendu, cohabiter risque de précipiter certains conflits en mettant en lumière diverses incompatibilités, mais il y a fort à parier que celles-ci feraient surface tôt ou tard, qu’on choisisse ou non de vivre sous le même toit. Faute de connaître l’avenir, je crois qu’il est possible de dédramatiser la question de la cohabitation et j’y vois une occasion d’approfondir sa relation de couple en discutant de sa vision de la vie et du quotidien. Cela dit, le choix de vivre chacun chez soi peut convenir à bien des gens en couple, et il est tout à fait viable. 

Je te quitte avec une question et en reprenant ton image: quand tu visualises cette vie de rêve, avec la maison dans le champ et le chien bien élevé, qu’est-ce que tu fais? T’y vois-tu écrire, cuisiner, recevoir des amis? Est-ce que tu y tiens le rôle de la femme qui prend soin de son homme, ou est-ce que tu y vis une vie hypermoderne, branchée, pleine d’activités sociales et professionnelles? Si tu devais ajouter des personnages à cette vision idyllique de l’amour, qui seraient-ils?

Sarah-Maude Beauchesne est scénariste, autrice et comédienne.

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