Je ne me souviens pas de t’avoir vue sans ta ligne de khol noir, même en camping, même aux funérailles de ton père. Je ne me souviens pas non plus de l’endroit où je t’ai rencontrée, ni comment je suis parvenue à ne pas te tomber sur les nerfs, toi qui n’aimais pas les excessives. Tu m’appelais ironiquement «The So-Super-Sociable-Sophie-Strikes-Again», parce que j’avais la manie d’aborder les gens pour des raisons souvent obscures. Je me souviens de ton sourire avec ta dent saillante, de tes vestes noires. Je me souviens
 comme tu étais belle et que ce n’était pas toujours évident d’être l’amie de la belle… «Oui,
je vais lui parler de toi, Martin, mais tu sais, Clo est assez sauvage. C’est ça, oui. Bye!» Je 
me souviens de ton intelligence si vive, de ton humour décapant, de ta franchise et de ta vulnérabilité qui se pointait ici et là, comme les solos de Flea sur les albums des Red Hot Chili Peppers.

Mon amitié avec toi, Clo, est la période-phare de mon adolescence. Où les choses se sont cristallisées. Tu m’as accueillie dans ton cabinet de curiosités, dans des histoires qui m’ont définie pour les années à venir. Je me souviens de l’autel qu’on avait édifié à la mémoire d’Orville Redenbacher lorsqu’il est mort, de nos séances de photos artistiques, hautement mélancoliques et un peu connes, avec des livres, du stock de hockey et des skis de fond. On parlait des grands auteurs, on écoutait les grands albums, on regardait les grands films. Ton grand-père connaissait Félix Leclerc, il avait fait du cinéma, et Jacques Godin avait dormi dans la maison familiale. Je capotais.

Je me souviens des nuits où on repoussait le sommeil par défi, pour voir naître l’aube. On se confessait les petits grands maux qui nous affligeaient, on se demandait comment on allait vivre autrement, aimer pour de vrai, lire plus vite les romans au programme, et on débattait de la valeur artistique de la vidéo Caribbean Queen, de Billy Ocean.

Avant de se souvenir, il y a eu un temps où on ne comptait pas le temps, où il nous semblait éternel, immuable. Aujourd’hui, ce qui fait que rien n’a changé entre nous reste un mystère pour moi. Notre amitié n’appartient pas qu’au passé, mais son présent demeure fragile. On s’appelle maintenant deux fois l’an, on partage un dîner, deux Facebook et on se rencontre au théâtre quand tu viens me voir jouer.

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Le temps crée un espace où notre quotidien ne se relie plus que par des points très éloignés. Le dessin est moins précis, mais toutes les lignes y sont encore. Reste qu’il persiste, ce sentiment qu’avec toi, je suis moi, que je n’ai pas besoin de façade, qu’il n’y a aucune formalité à respecter. Évidemment, il nous manque plein de morceaux du puzzle pour cerner qui nous sommes devenues aujourd’hui, mais il demeure quelque chose d’intouché. Une simplicité, des sourires. J’ai la volonté de te voir plus souvent, mais je n’ai pas honte d’avouer que je suis pourrie lorsqu’il s’agit de provoquer le destin…

Je ne suis pas en train de devenir nostalgique, Clo. Je regarde juste un peu en arrière. Le maquillage de Robert Smith a coulé. On ira ensemble au parc avec nos enfants, ceux qu’on n’avait jamais vraiment évoqués dans ta chambre au sous-sol, quand on était couchées côte à côte en attendant que le soleil se lève pour… pour quoi donc? On s’en crissait.  

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