J’étais assise sur mon balcon et je nourrissais ma petite de deux ans quand une amie de ma voisine m’a saluée et m’a demandé: «Vous êtes la nounou?»

La couleur de ma peau lui a suffi pour présumer que j’étais la nounou. Un constat sans appel, presque banal. J’avais, selon elle, le look de l’emploi.

Auprès de mes amis noirs, cette histoire ne me vaut que des haussements d’épaules. Ils ne s’en formalisent pas. Ils composent depuis toujours avec les biais inconscients des gens. Mais pas moi.

Je suis née à Montréal, enveloppée d’amour, d’une mère québécoise et d’un père haïtien. Chez nous, il n’y avait rien de plus normal (et beau!) qu’un couple mixte et ses trois filles métissées. Le racisme ne faisait pas partie de nos sujets de conversation et je soupçonne mes parents d’avoir voulu nous protéger, mes sœurs et moi. Ça a visiblement fonctionné, mais peut-être un peu trop bien. Aussi, soyons honnêtes, mon teint clair de métisse, mes cheveux souvent lissés et le beau quartier où j’ai grandi me confèrent certains privilèges. Sans nier mes origines, je suis socialement et culturellement blanche, et j’ai honte de dire aujourd’hui que ça m’arrangeait.

Je me retrouvais donc sur mon balcon, à 31 ans, à vivre un rare épisode de racisme, à cause de l’amie de ma voisine, qui n’avait certainement pas anticipé la vague qu’elle venait de créer sur mon lac identitaire. (Ça m’est également arrivé une deuxième fois, en vacances: j’avais mon bébé dans les bras et une dame s’est levée — oui, levée! — pour venir me dire que j’étais une très bonne nanny. J’ai failli échapper ledit bébé.)

Dans ma grande naïveté, avant l’incident du balcon, je n’étais pas Noire. Je n’étais pas non plus Blanche, du moins pas complètement; j’étais moi. Mon petit monde douillet, Benetton «toutes couleurs unies», a été ébranlé et mes yeux, longtemps volontairement mi-clos, étaient désormais grands ouverts. Je pouvais bien me sentir Blanche, mais les gens, eux, me voyaient autrement.

Je me suis d’ailleurs longtemps demandé pourquoi toutes ces personnes métisses américaines, notamment Barack Obama, Meghan Markle, Zoë Kravitz, se considèrent comme Noires avec tant de facilité… Insensé biologiquement. J’avais ma réponse. Elles se sentent Noires à cause, bien sûr, de l’histoire et des anciennes règles ségrégationnistes américaines (dont la règle de l’unique goutte de sang*), mais elles se considèrent comme Afro-Américaines, surtout parce que les gens qui passent devant leur balcon le dimanche matin les perçoivent ainsi.

Aujourd’hui, je peux compter sur les doigts d’une main les épisodes de racisme flagrant que j’ai vécus. Juste ça, c’est un énorme privilège pour une personne de couleur.

Ce racisme du dimanche m’a ouvert les yeux sur les souffrances que mes sœurs et mes frères vivent au quotidien. Il m’a indignée, m’a blessée, mais par-dessus tout, m’a donné envie de célébrer mon identité multiple encore plus fort, dans toutes ses nuances, dans toutes ses zones encore inexplorées et jusqu’au bout de mes cheveux frisés. 

* La one-drop rule est un ancien principe de classification raciale américain qui stipule que si vous avez une goutte de sang africain dans votre lignée ancestrale, vous êtes considéré comme Noir. Ce concept visait à préserver la pureté de la race blanche et à contrer la «noirceur invisible». 

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