La fois où…j’ai décidé de répondre

J’anime la websérie d’entrevues Sans filtre et, dans cette aventure, j’ai la chance de pouvoir compter sur des collègues brillants qui n’ont pas la langue dans leur poche. Un exemple? Ce printemps, juste avant que les caméras s’allument, un invité m’a fait une «blague» (notez les guillemets ici). Pour utiliser des termes polis, disons qu’il s’agissait d’une «blague» crissement déplacée. Alors que je faisais semblant d’être soudainement devenue sourde, le réalisateur, lui, s’est interposé en répondant froidement: «Come on, on est en 2019!»

Pas de sourire en coin, rien. Juste une once d’autorité et une barge de gros bon sens.

Sur le coup, j’ai craint que mon invité se braque et qu’il m’offre une mauvaise entrevue pour se venger de l’humiliation qu’il venait de subir. Mais non, la rencontre s’est étonnamment déroulée comme si de rien n’était… Étions-nous donc arrivés à ce moment tant attendu de l’Histoire où il devenait possible de dire à des inconnus que leurs propos sont inappropriés sans qu’ils déversent sur leurs interlocuteurs des torrents de frustration? Sans qu’ils se déchirent la chemise en criant à l’injustice et au «t’es-donc-ben-mal-baisée-voyons»?

Révolution! Il me fallait joindre le mouvement. J’allais dorénavant, moi aussi, répondre aux commentaires ingrats. C’était le début d’un temps nouveau.

Quelques jours plus tard, j’assistais à une réunion chez un nouveau client (je suis une femme de ma génération: une pigiste fatiguée). Très rapidement, un homme qui participait au meeting a fait une «blague» qui laissait sous-entendre que je pourrais lui faire une offrande sexuelle. Galvanisée par le temps nouveau dont je viens de vous parler, je lui ai servi la réplique de mon réalisateur.

Le ma-lai-se.

Rose-Aimee Automne T Morin

Photo: Julie Artacho

Des gens ont ri nerveusement tandis que le visage de l’homme se décomposait. C’était comme s’il se momifiait en accéléré. Mon cœur s’est emballé, mes joues ont rougi, j’ai plongé mes yeux dans les siens, à la recherche d’une bouée. Mon corps entier hurlait: «Je m’excuse, je vais faire semblant qu’il ne s’est rien passé, OK?»

Finalement, c’est lui qui m’a demandé pardon. J’ai accepté ses excuses, encore plus honteuse que lui.

L’évènement m’a hantée pendant des semaines. Pourquoi m’en voulais-je de lui avoir répondu? Pourquoi mon collègue pouvait-il le faire sans sourciller, tandis que je m’en mordais les doigts?

Hypothèse logique: j’avais fait de la peine à un homme qui avait simplement fait une joke maladroite. J’étais donc une bitch. Possible, mais la véritable cause de mon malaise m’est finalement apparue en mode épiphanie: j’étais bouleversée parce que j’avais déplu.

Depuis la scène en question, le pauvre homme et les témoins devaient me croire coincée, bête, dure. Et c’est ça qui me dérangeait. J’ai réalisé qu’on pouvait me piler dessus autant qu’on le voulait, ça me ferait toujours moins mal que de m’affirmer en tant que femme pas nécessairement gentille.

J’ai été conditionnée à plaire et j’ai l’impression de ne pas être la seule coincée là-dedans. Mais si ça peut vous rassurer, je vous garantis que j’ai le majeur de plus en plus léger… depuis cette fois où j’ai décidé de répondre.


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