J’ai toujours partagé la vie d’artistes, de créateurs. Humoristes, chanteurs, scénaristes, compositeurs (bon, je les mets au pluriel pour l’effet de style, mais honnêtement, il n’y en a pas tant que ça). Des hommes qui se racontaient et, par ricochet, qui me racontaient aussi. C’est drôle, ça me donnait un peu l’impression d’exister à travers leurs œuvres, qu’ils façonnaient devant mes yeux ébahis. Ils comblaient ainsi mes aspirations créatrices, de façon indirecte. Parce que, quand on partage la vie d’un créateur, on «brainstorme» avec lui, on corrige, on commente, on lance des pistes, on l’inspire, on participe à ses projets…

Mais pourquoi ne m’étais-je jamais permis de me raconter moi-même? Pourquoi laissais-je les autres le faire à ma place, et, souvent, sans même qu’ils m’en préviennent? C’est parce que je suis une fille «bien élevée» qui a assimilé la leçon: une fille, ça ne doit pas déranger. Idéalement, on doit taire les zones d’ombre et afficher un beau grand sourire sympathique, affable, poli, et «féminin», qui nous conforte tous. Si je me raconte, voyez-vous, forcément, je les raconterai aussi. Ces créateurs, professeurs, collègues, amis et ennemis, j’en dévoilerai les contours, et je ne pourrai faire autrement que d’en égratigner quelques-uns au passage.

Toujours, je m’étais empêchée de le faire, par respect. Par cette chose si noble qu’on nomme «pudeur». Cette satanée discrétion qu’on exige des femmes qui les font, par exemple, produire beaucoup plus de fictions que leurs homonymes masculins, qui, eux, multiplient les essais, les recueils de poésie et les diverses formes de récits sur soi (statistiques principales de la culture et des communications au Québec, édition 2003 (à défaut d’une étude plus récente)). J’ai suivi la sacrosainte consigne de l’invisibilité sage, donc jusqu’à ce que mes lectures féministes (I’m Every Woman, de Liv Strömquist. Les filles en série et Le boys club, de Martine Delvaux. Sorcières: la puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet) m’amènent à comprendre la notion d’agentivité. Ce concept fantastique qui permet notamment aux hommes de s’imaginer en sujets de leur vie comme de leur art, alors que les femmes, par la construction sociale qu’on leur impose, sont constamment (de moins en moins, thank god!) ramenées au rang d’objet. Plutôt que de se positionner en «actantes», qui observent ce qui leur plaît, elles regardent les hommes les regarder, elles (un concept de John Berger, vu dans Ways of Seeing, étayé par Martine Delvaux dans Les filles en série).

Quand j’ai compris que je pouvais, moi aussi, choisir sur quoi poser mon regard, quand j’ai compris que je n’avais pas à attendre passivement qu’on me choisisse comme la princesse d’un conte de Disney, ou encore qu’on me donne la vie à travers l’œuvre d’un autre, j’ai, moi aussi, commencé à écrire.

Et maintenant que j’ai commencé, je n’ai plus envie d’arrêter.

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