Un soir d’août caniculaire. Je me suis levée de mon divan. Suant de ma craque 32A, en SPM et très nauséeuse. Droite comme une barre. J’ai marché jusqu’à ma chambre. Je me suis regardée dans le miroir et j’ai réalisé que j’étais incommensurablement privilégiée.

Moi.

Ines Talbi. Je suis un humain privilégié.
Un constat heureux, étrange et, finalement, très anxiogène.

Et ce qui était le plus déstabilisant dans cette observation inusitée, c’est que ce statut était clairement hors de mon contrôle.

Je suis une privilégiée malgré moi.

Mon fessier bordé de nouilles a eu la chance que ses parents partent de la Tunisie en 1978 avec trois cennes et quart pour s’installer ici.

J’ai simplement gagné à la grande loterie le fait d’être née sur un territoire de tous les possibles. Loin des ouragans et des tremblements de terre. Loin des extrémistes religieux armés et des guerres. Loin des forêts qui se consument et des dépotoirs à ciel ouvert.

Il ne devrait pas y avoir de billets gagnants ni de loterie.

Ce sont les inégalités et les abus créés par les pays riches qui m’ont rendue privilégiée. That’s it. Un beau gros cadeau empoisonné. Je n’ai pas de mérite à ne pas être à Kaboul, en Haïti ou au Yémen.
Je n’ai pas de mérite à ne pas être un homme noir de Minneapolis, un homme trans de Russie ou une femme atikamekw de Manawan.

J’ai un toit sur la tête, j’exerce le métier auquel je rêvais depuis toujours, je mange à ma faim. Mais, au final, la seule différence entre Joyce Echaquan, Sahraa Karimi ou Raif Badawi et moi, ce sont mes géniteurs, et l’instant et le lieu de ma naissance.

Faque, ce soir-là, je me suis promis d’exister même si c’était rough. Je me suis permis d’avoir la chienne, sans pour autant baisser les bras. On n’est pas dans une nation parfaite. J’en suis bien consciente. Ceci n’est pas une lettre écrite à l’encre de Calinours. Je reconnais simplement que mon nid est juste un peu plus doux qu’ailleurs.

C’est là que je me suis dit que mon nombril avait eu assez d’attention. Qu’il fallait peut-être que j’avale ma gorgée de vin nature, puis que je roule les manches de mon coton ouaté fait au Bangladesh et que je prenne un deux minutes pour comprendre qu’il y a autre chose que «je me moi».

On a besoin de mettre l’épaule à la roue, de bras pour accompagner les autres, pis de fucking bienveillance. Si moi, dans ce pays plein de choses grandioses et de liberté, je baisse les yeux, qui sera là pour accueillir les déracinés?

Ce soir-là, j’ai décidé que mes colères et mes tristesses étaient valides, mais que j’avais une responsabilité humaine.

Je suis capable d’en prendre. On est capables d’en prendre.

J’ai écouté le son de mon quartier calme. J’ai regardé le ciel clair et étoilé. Un infini sans fumée. Sans apocalypse immédiate. Sans éclats d’obus. Je l’ai regardé, ce ciel, longtemps. Comme si ma vie en dépendait.

Et, du haut de mon petit trône de fille née ici, j’ai souhaité qu’on soit une grosse gang d’humains à espérer la même chose. J’ai fait le vœu, peut-être naïf, mais sincère, de pas être la seule à vouloir changer les choses. Je pense sincèrement que le privilège vient avec une responsabilité.

Il y a une partie de moi qui est fière de cette responsabilité.

Parce que si j’ai tous ces privilèges, c’est grâce aux parents que j’ai et au territoire que j’habite.