Je devais avoir 12 ans la première fois que j’ai passé la guignolée. Mon père y tenait. Plus encore, il tenait à ce que ce soit mon frère et moi qui cognions aux portes pour récolter les denrées. Jaser avec le monde, ce serait notre job… Lui, il nous attendrait dans la voiture et se chargerait simplement de délester nos petits bras des sacs remplis de dons.

J’étais terrifiée. Je n’ai jamais été gênée de nature, mais il y avait quelque chose d’humiliant dans le fait de sonner chez des inconnus pour, en quelque sorte, quêter. Je marchais d’une demeure à l’autre, dans la noirceur de l’automne, en répétant anxieusement ma phrase brise-glace: «Bonsoir! C’est la guignolée, avez-vous des trucs à donner?»

Évidemment, tout le monde était gentil. Qui enverrait promener deux enfants recueillant des biens pour les moins nantis? Mais les gens étaient aussi différents de ceux que je connaissais…

Une personne que je croyais être un homme m’a ouvert la porte vêtue d’une robe. J’ai eu peur. Elle avait beau être souriante et généreuse, je la jugeais dérangée. C’était mon introduction au magnifique et large spectre des identités de genres.

J’ai vu des gens fouiller dans des armoires pratiquement vides et tout de même déposer des boîtes de conserve dans mon panier. J’ai rencontré le don de soi.

J’ai figé devant des parents épuisés qui s’impatientaient de l’agitation de leurs enfants avant de refermer la porte en s’excusant. J’ai découvert le poids des responsabilités qui dépasse la bonne volonté.

J’ai observé des logements crades, des palaces, un quotidien et des réalités sans fard. J’ai, pour une toute première fois, entrevu la vraie vie. Aujourd’hui, je comprends pourquoi mon père tenait tant à ce que ce soit mon petit frère et moi qui sonnions aux portes.

L’année suivante, c’est en tant que bénévoles au triage qu’il nous a inscrits. Je me souviens avoir réparti les denrées en souhaitant maladivement être équitable. Je voulais que chaque panier déborde d’aliments utiles, mais aussi de surprises. J’essayais d’injecter un peu de fête dans chacun d’eux. J’espérais que les personnes qui en bénéficieraient explosent de joie en les découvrant. Qu’elles se sentent gâtées. Ou au moins visibles.

Parce que je les voyais, maintenant.

Trois Noëls plus tard, les rôles se sont inversés. Tandis que mon père mourait à l’hôpital, j’ai entendu un chant dans le couloir. Des choristes bénévoles consacraient leur 24 décembre au soir à bercer les malades de leurs cantiques. Je me suis accotée au cadre de porte de la chambre pour mieux les écouter. Je n’arrivais pas à les regarder dans les yeux, de peur de m’effondrer. Je leur étais si reconnaissante. J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. J’ai vu des proches de patients sortir dans le couloir. Ensemble, on s’offrait un bref répit. L’espace d’un instant, on oubliait le deuil à apprivoiser.

Mon père, plongé dans le coma depuis quelques jours, s’est alors mis à chanter avec les bénévoles. Sans ouvrir les yeux ni retrouver conscience.

Je vous jure qu’il a juste chanté.

Depuis, chaque 24 décembre, j’ai une pensée pour les anges gardiens des fêtes. Des personnes qui adoucissent une période qui, parfois, blesse les cœurs plus qu’elle ne réjouit.

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