12, 03, 29. Je n’avais jamais eu de cadenas et j’avais peur d’être incapable de le débarrer une fois le moment venu. Deux tours vers la droite jusqu’au 12, un tour à gauche jusqu’au 3 et bam! Direct au 29. Je me pratiquais frénétiquement. J’étais tellement nerveuse… J’avais même pris des notes, pendant la visite guidée de l’école. Elle était trois fois plus grosse que celle de mon primaire. À 12 ans déjà, je connaissais les limites très restreintes de mon sens de l’orientation. Je m’imaginais devoir demander mon chemin à un gars de secondaire 5, gars qui rirait assurément de moi. J’en faisais des cauchemars.

J’aurais un casier à moi et mon propre cadenas. Je devrais me promener de classe en classe, plutôt qu’être assignée à une seule. Je pourrais sortir sur l’heure du midi, peut-être même aller au Subway de la rue Principale. Plus encore: il y aurait des nouveaux. Des ados de partout en région débarqueraient en même temps que moi dans cette immense polyvalente. Je me retrouverais dans une classe de visages complètement inconnus. Beaucoup de changements à apprivoiser et tout autant d’angoisses à gérer.

Même la salopette en velours côtelé achetée spécialement pour le grand jour n’arrivait pas à défaire la boule de peur qui grossissait chaque jour dans mon ventre. C’est tout dire.

Puis est venu septembre et son fameux premier matin. J’ai miraculeusement réussi à débarrer mon cadenas. Paquet de nerfs, je suis arrivée vingt minutes trop tôt devant la porte fermée de la classe où se donnerait mon cours de français. Je me suis accotée au mur et j’ai attendu nerveusement. Cinq minutes plus tard, deux filles se sont pointées en riant. Je les ai regardées s’approcher en les trouvant belles. Lumineuses. La blonde s’est posée à ma droite et m’a demandé mon nom. «Rose-Aimée Automne. Je sais, on dirait une joke.» Elle m’a présenté son amie. Je leur ai dit qu’elles étaient chanceuses d’être dans le même groupe. Mes amis n’étaient pas dans le même programme que moi, et ça avait bousillé mon été. Elles n’ont rien répondu, mais j’ai vu dans leur regard qu’elles venaient de décider de me prendre sous leur aile. Je ne serais pas seule. Elles ne laisseraient jamais personne seul, en fait.

À la cafétéria, on s’est instinctivement assises à la même table. Je l’ignorais à l’époque, mais cette table serait celle que j’occuperais pour les cinq années à venir. Elle se remplirait rapidement d’autres jeunes filles tout aussi lumineuses que mes deux nouvelles amies. Tout aussi drôles, atypiques, un peu insécures et immensément brillantes. Pas cool, mais pas rejetées. Parce qu’entourées de consœurs bienveillantes encourageant leur unicité. Au fil des ans, notre table accueillerait aussi des garçons, eux aussi précieux. On la ferait filet de sécurité et lieu d’excentricité.

Mes amies me verraient devenir femme. Elles m’aideraient même à le devenir, à me comprendre dans cette bouleversante transformation. Elles seraient là pour me ramener dans le droit chemin (et, on ne se mentira pas, pour m’encourager à me sacrer dans une piscine à poil pendant une partie de «vérité ou conséquence»). Surtout, elles me permettraient d’oublier la vulnérabilité de l’adolescence pour me concentrer sur l’invincibilité qu’offre la véritable amitié.

Cette amitié qui, d’ailleurs, dure encore 20 ans plus tard.

Bref, c’est lors de ma rentrée au secondaire que j’ai compris que les femmes seraient mes plus importantes alliées. Mes plus belles sources d’inspiration, aussi. Et alors que de nombreux jeunes n’ont pas pu terminer leur cycle primaire avec les rites de passage qu’ils méritaient, j’espère qu’ils verront au moins cette nouvelle étape commencer dans une pareille lumière. Dans le réconfort qu’apportent la sororité et la fraternité. Dans la force qui émerge des petites âmes égarées enfin regroupées.

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