Les ventes de La Peste, d’Albert Camus, qui explosent en librairie,  Contagion, le film de Steven Soderbergh sorti il y a neuf ans, qui est dans les plus populaires sur Netflix … Alors que les cas de coronavirus se multiplient partout sur la planète, une peur irrationnelle s’empare de la population. S’il est logique de s’inquiéter et d’adopter quelques gestes indispensables de prévention (se laver les mains, éternuer dans son coude, etc.), notre angoisse ne prend-elle pas parfois une ampleur démesurée ? Notre manière de réagir dit-elle quelque chose de la société actuelle ? Le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez, qui a travaillé longtemps sur l’épidémie de sida, nous répond.

ELLE. Beaucoup d’entre nous sont très angoissés, même s’ils ne font pas partie des populations à risque, même s’ils savent que le virus est surtout dangereux pour les personnes âgées et celles souffrant de problèmes respiratoires ou cardio-vasculaires. Comment peut-on l’expliquer ?
SERGE HEFEZ. L’angoisse de l’épidémie est aussi vieille que l’humanité. Dans l’Antiquité, il y a eu la célèbre peste d’Athènes, la peste antonine à Rome. Ou la peste noire au Moyen Âge ou encore la terrible grippe espagnole en 1918. La crainte de l’épidémie fait presque partie de notre bagage génétique. Elle se réveille à chaque nouveau virus. En fait, dans une épidémie comme celle du coronavirus, ce qui fait peur aux gens, ce n’est pas tant le virus lui-même que la contagion. La question de la maladie, c’est une histoire que l’on gère avec soi-même, généralement assez bien : comment va-t-on se soigner, quels vont être les risques, va-t-on avoir mal, etc. Mais ce qui angoisse vraiment c’est la contagion. L’idée que l’Autre, avec lequel nous cohabitons pacifiquement, dans les transports, au travail, dans les restaurants, puisse devenir dangereux, voilà ce qui terrorise. Le lien social se transforme, s’empoisonne.
ELLE. Que se passe-t-il quand le lien social est «empoisonné» comme vous le dites ?
S.H. On se méfie des autres. La confiance n’existe plus, alors qu’elle est la base même des rapports sociaux. La foule cherche un responsable, pour l’exclure, le mettre au ban. Gustave Le Bon, le grand psychologue du XIXe siècle qui a écrit Psychologie des foules, dit qu’il y a alors une forme de «contagion psychique». Chacun communique sa peur à l’autre. Cela débouche sur une grande angoisse collective indifférenciée. La population perd tout bon sens, ne peut plus retrouver la raison. Et désigne des boucs émissaires. D’où des rumeurs, des théories du complot. On l’a vu au Moyen Âge quand les juifs ou les sorcières ont été accusés d’avoir provoqué la peste, ou quand les homosexuels dans les années 80 ont été violemment stigmatisés pendant l’épidémie de sida… Et dans une moindre mesure quand certains Chinois, récemment, ont été victimes de racisme. Il y a eu aussi cette fausse nouvelle selon laquelle le coronavirus serait dû à un laboratoire franco-chinois situé à Wuhan. Dans les situations d’épidémie, les scientifiques sont souvent accusés d’être responsables, comme c’est arrivé avec le virus Ebola. Nommer un coupable, c’est ramener ce qui est incompréhensible dans un registre de compréhension.
ELLE. Mais il y a tout de même de vraies raisons d’être angoissé par cette épidémie, non ?
S.H. Oui, bien sûr. Par définition, la transmission par les postillons, la salive, etc. est très angoissante. Car il est difficile de l’éviter. Avec le sida, on pouvait au moins se protéger. Mais comment se retenir de respirer ?
ELLE. Le virus réveille-t-il d’autres peurs en nous ?
S.H. Une des grandes craintes est celle de ne plus être protégé par l’État. Comme on le voit dans les films catastrophe, tout d’un coup, avec l’arrêt de l’économie, il n’y a plus de transports, de policiers, de ravitaillement. Les villes se retrouvent sans services. C’est le règne de l’anomie, du chaos, de l’absence de loi. Il existe en tout être humain une peur d’être ainsi livré à soi-même comme un enfant sans défense, comme si l’État protecteur n’était plus là pour nous défendre, à la manière d’un parent rassurant.
ELLE. Le coronavirus génère aussi parfois une certaine fascination. J’ai entendu des amis dire : «Ah, j’aimerais bien être confiné pendant quatorze jours!»
S.H. C’est normal. Nous sommes tous animés par Éros et Thanatos, les forces de vie et de mort. Cela explique notre fascination pour le processus de «déliaison» en cours dans une épidémie. Dans notre vie quotidienne, nous sommes «tenus» par toute une série de liens : à nos enfants, nos proches, notre travail, etc. Mais nous possédons tous aussi un désir inconscient de destruction, le fantasme que les liens s’effondrent. «Enfin je vais savoir ce qu’est la liberté! Plus de patron, de conjoint, d’enfants pour m’embêter!…» C’est un fantasme de jouissance absolue, d’absence de contraintes, comme celle que connaît le petit enfant. Mais c’est à la fois assez régressif et infantile.
ELLE. Tout semble à l’arrêt. L’activité économique ralentit, les déplacements aussi. On ne fait plus de projets à long terme, on attend. Cela a-t-il un effet sur notre psychisme ?
S. H. Oui. Dans cette situation de blocage, le monde semble partager le même destin. Il n’y a plus de riches, de pauvres. Nous sommes tous égaux devant l’adversité. Ces jours-ci, le monde entier semble habité par la même crainte. On assiste à la mondialisation d’une émotion. C’est un fait extrêmement rare. On le voit parfois lors d’une coupe du monde de football, mais ce n’est pas aussi fort. Cette immense émotion collective provoque une angoisse, mais aussi une jouissance, celle de fusionner, de faire partie d’un tout, d’une gigantesque communauté.
ELLE. Qu’est-ce que ce virus dit de notre époque ?
S.H. C’est en quelque sorte une métaphore de notre société hyper connectée dans laquelle nous sommes happés par notre téléphone et notre ordinateur. Le principe de la contagion fait écho à celui des réseaux sociaux, où la moindre information se propage en un millième de seconde partout sur la planète. Ne dit-on pas qu’une info est «virale»? Cela crée une sorte de folie collective où nous sommes à la fois acteur et observateur. Mais cette folie, il faut s’en méfier. Comme je le disais, elle peut se révéler extrêmement nocive. On bascule dans l’irrationnel, on n’arrive plus à distinguer le vrai du faux, le juste de l’injuste. D’où la nécessité de ne pas abuser des chaînes d’information en continu ou des réseaux sociaux.
À lire : « Je rêvais d’un autre monde », de Serge Hefez et Dounia Bouzar (éd. Stock, 2017).