Suis-je dans le déni de la division sociale qui s’opère actuellement ou simplement irresponsable? Excellente question à laquelle je vous laisse l’entière liberté de répondre.

Sans surprise, je suis plus à gauche que le citoyen moyen. Plus à gauche que bien des membres de ma famille et que bien de mes collègues de travail. Certainement plus que le gouvernement, et indubitablement plus que les détenteurs du pouvoir économique. Les enjeux de justice sociale m’interpellent viscéralement depuis l’enfance, bien avant que je n’aie su les nommer.

On m’a toujours dit que j’étais «trop» sensible.  Un snowflake avant l’heure.

À présent, je refuse de débattre au sujet du racisme, de la culture du viol et d’autres enjeux d’oppression. Je l’ai pourtant fait d’innombrables fois, de bonne foi, au nom du dialogue. Au nom des ponts qu’il nous faut apparemment construire pour aller à la rencontre de nos «adversaires idéologiques». Ah, le doux sentiment de faire partie de la solution!

J’ai participé à ces joutes d’opinion sans jamais remettre en question la validité d’un débat ayant pour variable mon humanité et celle des autres. Si j’en sortais blessée, c’était sans doute par excès de susceptibilité. Il me fallait apprendre à accueillir chaque affront avec un détachement cartésien. 

Comme s’il était raisonnable d’attendre de moi que je fasse preuve d’écoute quand un homme m’explique que le harcèlement de rue est en fait un compliment. Comme s’il allait de soi que je fasse l’éducation d’une personne blanche qui jure que je vois du racisme où il n’y en a pas. Comme si c’était une preuve d’ouverture que de me prendre en pleine gueule la grossophobie intériorisée d’autrui. 

Ça m’a pris beaucoup trop de temps pour comprendre que ce n’est pas refuser le débat que de refuser l’humiliation. Ni la mienne ni celle d’autrui. Comme personne cisgenre, je n’attends pas des personnes transgenres qu’elles me convainquent qu’elles aussi méritent d’exister dans la dignité, de vivre en sécurité et d’avoir accès aux mêmes opportunités.

Le fait est que si on ne s’entend pas sur l’humanité des gens, nous n’avons pas un différend d’opinion; nous avons un différend moral. Le plus rigoureux des argumentaires ne pourra jamais nous réconcilier, et je ne dois ni mon temps ni mon énergie à quiconque en douterait.

Et si transformer mon espace en refuge capitonné de mes valeurs fait de moi une personne radicale qui vit dans une bulle idéologique, ainsi soit-il. Mais n’allez pas croire que ses parois sont étanches. Refuser les débats qui sont déshumanisants ne m’a jamais permis de me soustraire aux discours qui les nourrissent. N’est-ce pas le propre des idées dominantes d’être omniprésentes et de se faufiler partout? Nul besoin d’aller à leur rencontre pour y être exposés quotidiennement.

À l’inverse, il semble plutôt aisé de cultiver la bulle des idées dominantes à l’abri de la plupart des revendications qui dérangent le statu quo, sans qu’on s’en formalise vraiment. Un humoriste peut tourner à la blague le témoignage d’agression sexuelle d’une personne bien réelle, être applaudi soir après soir, après soir, après soir, être encensé par les médias, et ensuite déclarer le plus sérieusement du monde être inquiet pour sa liberté d’expression et vouloir susciter le dialogue. Tout ça pendant que la survivante peine à trouver un endroit sûr où déposer sa parole sans craindre une énième déferlante de haine.

Je ne me sens pas mal de cultiver ma bulle. Elle est pour moi et pour tant d’autres un espace de ressourcement, de soin et de solidarité. Elle ne sert pas à échapper au monde, mais à mieux l’affronter. 

Manal Drissi est une chroniqueuse et une autrice exilée dans la forêt. 

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