La grande vue

Le projet d’une vie se présente souvent ainsi: on se trouve «une moitié», on fait des p’tits et on incarne notre famille nucléaire avec ses obligations et ses devoirs comme une chose à travailler avec acharnement, à réussir. On espère ne pas répéter les échecs de nos parents, on souhaite offrir à notre progéniture un cocon stable qu’on rêve comme un grand film: les repas partagés dans des éclats de rire, une jolie maison, des limonades sirotées dans le jardin, une personne contre laquelle se lover, avec qui vivre tout cela comme une belle aventure. Avec un amour décuplant au fil des ans, des grossesses. On l’espère, bien fort, à grands coups de #couplegoal sur Instagram.

L’affaire, c’est que sur ce chemin très fréquenté, les débarques peuvent être impressionnantes. Le désenchantement triste. On constate que le réel n’en a que faire des fantasmes, des rêves, du travail et des efforts. Oui, le quotidien est redondant, il a ses écueils. Le tissu humain, parfois, s’effrite, indépendamment de notre vouloir… et des années de vie commune. Et il arrive que ça pète. Qu’on se sépare. Qu’on doive se refaire.

Lorsque la cellule éclate, d’emblée, on cherche à se composer un univers à soi… en attendant, habituellement, de retrouver un ou une partenaire avec qui reconstituer un nouveau noyau. Avec qui retenter l’expérience du commun, de la famille. On le fait parce que c’est cela, la normalité, «l’attendu»: un couple uni par un sentiment amoureux. La stabilité a quatre jambes.

Profiter de la brèche

En attendant, il y a un vertige. Il faut se penser sans l’autre. Sans un «à-côté» constant. On se retrouve avec la totalité de la vie à assumer, à réfléchir, à planifier. La maison, les enfants et beaucoup de solitude dans tout ça. La gestion de l’ordinaire sans appui autre que celui de l’air ambiant. C’est à cela que fait écho, une séparation au début. L’ensemble de ce qu’il faut porter au quotidien. L’épicerie. Les repas. Les lunchs. Les devoirs. Les bains. Les matins. Les activités. Les crises. Les joies. Les cours de natation, de piano, de programmation. La mise au lit. Le ménage. Le lavage. Les comptes. Les pneus d’hiver. Les poubelles. La récupération. Son travail. Sa vie.

On se retrouve face à soi aussi. Un soi qu’on a souvent oublié, qu’on n’avait pas écouté, qu’on avait tassé dans un coin. On se retrouve face à sa maternité et à la possibilité de la regarder, la redéfinir, la vivre autrement. La solitude, ça veut aussi dire vivre sans le regard de l’autre, sans la pression de l’autre. Ça veut dire une certaine liberté. Ça veut dire ouvrir une brèche pour se poser des questions. Se demander ce qu’on veut vraiment. Pour soi, pour ses p’tits. Ça permet de lever les yeux, de regarder l’horizon et de se rendre compte à quel point il peut être plus vaste que ce qu’on croyait.

«Les mères ont besoin d’une tribu»

Et s’il y avait d’autres réponses à l’éclatement d’une famille que la répétition du connu? Parce que ça se peut qu’on ne veuille plus de quelqu’un d’autre dans sa vie; ça se peut qu’on choisisse de ne pas exposer ses enfants à un beau-père ou à une belle-mère; ça se peut qu’on préfère organiser sa petite affaire; ça se peut aussi qu’on veuille trouver un ou une partenaire, mais que ça ne se présente pas, que les «swipe à droite» soient tous dans le vide.

Et entre la solitude et le couple, ça se peut qu’il existe d’autres modèles, d’autres options. C’est le cas du momhood: une communauté de mamans qui s’organisent, s’entraident, se soutiennent. L’idée est loin d’être nouvelle; il est toutefois pertinent de l’envisager comme une possibilité à explorer, et pas nécessairement par dépit. Même souvent ce qui y conduit, au début, c’est une forme de nécessité. Un besoin. Un «à boutte». Un remède à la solitude. On se retrouve entre mères parce qu’on a besoin de le faire. Ça peut devenir, pour un temps indéterminé, une manière de vivre sa monoparentalité. Un choix. Valérie Dubé, anthropologue, rappelle que homo sapiens ne peut pas vivre seul: «On est configurés pour vivre dans des réseaux d’alliances et de collaboration; notre vulnérabilité exige un vécu en groupe.».

Le shared parenting («parentalité partagée»), le alloparenting (du grec allo- qui signifie autre; littéralement, alloparenting signifie qu’un autre agit comme parent) ou le communal child rearing («l’éducation en communauté») sont des modes de parentalité qui permettent de sortir du très binaire il-ne-faut-que-deux-parents. Le momhood en serait une des manifestations.

La représentation la plus connue du momhood au Québec provient sans doute de la série télévisée La galère, créée par Renée-Claude Brazeau. Le phénomène existe également sous la forme de «mommune» aux États-Unis et en Grande-Bretagne: des maisons habitées uniquement par des mamans et leurs enfants et qui ne sont pas uniquement colocataire; ils forment bien une entité, une famille.

Ce que ces mères choisissent, c’est de s’en remettre à la solidarité des amies, de se reposer dans une sororité. Trouver dans une communauté des personnes sur qui compter, avec qui partager une partie de la charge mentale, de la quotidienneté, du vécu, sur une base régulière. Concrètement, ça veut dire préparer des soupers ensemble les soirs de la semaine, s’occuper des enfants des autres pour le plaisir ou pour donner une pause à leurs mères, aller les chercher à l’école ou à la garderie, s’échanger des vêtements, des livres, des jouets, etc. C’est devenir un adulte signifiant, un coparent, pour d’autres enfants que les siens. C’est s’offrir un espace pour décompresser, se valider, se poser des questions et trouver des solutions. Ces réseaux sont également des sources de réconfort, de réciprocité, de care. Ils peuvent avoir l’avantage d’exclure la pression liée au jeu de la séduction, de la charge sexuelle, au besoin de plaire qui existe dans un couple. Dans l’amitié, c’est le soi/moi tel qu’il est (en linge mou et cernée) qui est exigé, pas la version en mode performance.

La psychologue clinicienne Nathalie Plaat voit dans ce modèle une manière de se détacher du dogme ou de l’idéal de la famille recomposée, qu’elle nomme «famille nucléaire phase 2» et des défis et des pressions qui y sont associés. Elle souligne qu’entre elles «les mères se comprennent, se déculpabilisent, qu’elles s’aident à accepter ce qu’elles sont». Et qu’un momhood peut être un remède à une vision très mécanique de la parentalité. Le fait de vivre leur maternité ouvertement avec d’autres leur permet de constater qu’elles ne sont pas seules, de décomplexer le regard qu’elles portent sur leurs pratiques.

En réponse au fait qu’il y a eu une dégradation de la transmission intergénérationnelle mère-fille à propos du «comment faire», Nathalie Plaat cite les mots de la sage-femme Ingrid Bayot: «Les mères ont besoin d’une tribu» et les enfants, de tiers influents autres que la maman, qui se permettent d’intervenir dans leur éducation et ainsi devenir des figures d’attachement importantes.

On n’est pas maman aujourd’hui, en Occident, comme par le passé. Les obligations, les attentes, les performances diffèrent. Il y a un alourdissement de la tâche, dans un contexte où, parfois, les réseaux de soutien traditionnels ne suffisent pas. Il faut alors en inventer de nouveaux.

L’apparition de modèles familiaux différents est liée à la désinstitutionnalisation de la famille dans les sociétés post-modernes. À ce sujet, Christophe A. Sévigny, sociologue et enseignant au collégial, mentionne que c’est une réponse très néo-libérale que celle de devoir créer de nouveaux modèles et, à la fois, d’apprécier leurs bienfaits et d’éprouver l’angoisse de les assumer seuls. Avant, les réponses étaient toutes faites; aujourd’hui, il faut les trouver. Le momhood peut ainsi être vu comme une réponse nouvelle à une réalité qui l’est aussi, une réponse née du besoin de certaines mères de se retrouver et de reprendre un certain pouvoir sur leur existence à l’extérieur du cadre habituel.

Comment vivent-elles leur momhood?

Parmi les femmes qui vivent leur monoparentalité ou en ont vécu une partie dans cette sororité, Marie-France Lanoue, qui a deux enfants, soutient que c’est «un espace pour être autre chose qu’une mère. Pour rire, jaser, dédramatiser, se fâcher, brailler, rendre le quotidien plus léger aussi à l’occasion, partager la routine du souper avec une autre maman en se permettant un verre de vin pendant que les enfants jouent ensemble; c’est du pur bonheur… Un espace pour se réapproprier qui on est. La solidarité qui se bâtit entre mamans-monos-amies nous amène à reconnaître qu’on est non seulement correctes ou adéquates comme mères (même si parfois on a l’impression de ne pas y arriver) mais qu’on est plus solides qu’on le pense. En partageant les difficultés, on se rend finalement compte que les choses vont bien. Quand on traverse des épreuves similaires ensemble, non seulement on se comprend, mais on a envie de prendre soin de l’autre… Personne ne porte de jugement, il y a juste de la bienveillance. On se censure peut-être moins aussi avec ses amies qu’avec sa famille, ne serait-ce que parce que les attentes et la dynamique ne sont pas les mêmes.»

Jinny Mailhot, quant à elle, maman d’une enfant, dit: «Le concept de charge mentale revient de plus en plus dans l’actualité et je pense que c’est justement une “décharge” mentale que d’avoir des amies fidèles. Dans nos vies de professionnelles, il n’est pas rare qu’une amie nous dépanne en prenant les enfants parce que l’une de nous a un gros dossier à gérer à la dernière minute ou une réunion très importante où les enfants ne sont pas les bienvenus. Surtout, on peut se parler sans jugement parce qu’on vit les mêmes angoisses et, parfois, les mêmes réussites. Le cercle rapproché de mes amitiés, avec ou sans enfants, correspond sans aucun doute à une famille parce que ce cercle ne nous dit pas non et qu’il fait des pieds et des mains pour rendre service. On ne calcule ni le temps ni l’argent. On n’aime pas juste nos amies, on aime aussi leurs enfants. Et toute la confiance se situe dans l’amour et le respect qu’on porte autant à l’amie qu’à sa progéniture.»

Reprendre le pouvoir

L’explosion des blogues de maternité dans la dernière décennie est peut-être symptomatique du fait qu’on a besoin de se reconnaître, de trouver nos semblables, de voir en elles un miroir de nos réalités intimes et du fait qu’on manquait de lieux pour ce faire. Le «Ah! toi aussi?» nous rassure. Surtout dans cette expérience à la fois belle et désarmante et déstabilisante qu’est la maternité.

«On ne naît pas maman, on le devient», pour paraphraser une écrivaine connue. Et la création des cercles de mères de famille monoparentale, au sein desquels on peut vivre sa rupture, son ordinaire, des pans de l’éducation de ses enfants, répond à ce besoin de validation et de soutien, que vient combler l’expérience partagée. Et c’est une manière pour les mères de se réapproprier la nature de l’être-mom dans un monde qui réussit souvent à les en couper ou à leur laisser croire qu’elles ne font pas la bonne affaire. C’est opposer à la vulnérabilité que peut occasionner une séparation et une vie seule, le pouvoir de la communauté, de la force des femmes, ensemble.

La poète et essayiste américaine Adrienne Rich soulignait, en 1978, dans le texte Motherhood: the Contemporary Emergency and the Quantum que «L’un des plus puissants catalyseurs sociaux et politiques […] a été la parole des femmes avec d’autres femmes, le partage de nos secrets, la comparaison de nos blessures et le partage de nos mots», et il y a dans cela quelque chose de guérissant, de bienveillant.

Mélissa Lortie, qui a deux enfants, reconnaît aussi que le refuge dans la sororité est un facteur de protection pour le bien-être mental, non seulement parce qu’on y trouve du soutien, du courage, mais aussi parce qu’on a un rôle envers les autres mères, nos amies, et leurs enfants.

Bien sûr, il existe aussi des pères qui peuvent se regrouper ou même participer à des momhoods; la solidarité n’étant pas réservée aux femmes, aux mamans. Elle peut aussi être vécue entre familles ou entre mères toujours en couple. Mais jusqu’à présent, il semble que ce soit un modèle auquel davantage de femmes aient recours, clin d’œil sans doute au fait que les femmes sont davantage éduquées à demander de l’aide, à prendre soin de l’autre, à ne pas s’isoler devant les difficultés. Double clin d’œil alors à ce qu’on enseigne à nos garçons. Yeux grands ouverts à nos tribus de mères.

Photo:Priscilla Du Preez sur Unsplash

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