Le fait de se sentir heureux devant le bonheur des autres existe depuis toujours. Toutefois, le terme «compersion» a été inventé en Californie, au sein de la communauté Kerista dans les années 1970, alors que le polyamour faisait le plein d’adeptes. Cette dynamique relationnelle, qui gagne aujourd’hui en popularité, pousse quantité d’hommes et de femmes, toutes orientations sexuelles confondues, à apprivoiser la compersion. «Le concept s’expérimente dans un contexte consensuel et non monogame. Même si l’on n’est pas là physiquement avec l’autre, on ne se sent pas
rejeté ni exclu», explique Marie-Isabelle Thouin-Savard, étudiante au doctorat en psychologie, au California Institute of Integral Studies.

Pour Florian, la compersion se résume ainsi: tout ce qui rend heureuses les personnes qu’il aime va le rendre heureux. «Quand Tanner m’a parlé du fait qu’il avait lui aussi une nouvelle fréquentation, on a discuté pendant deux heures tellement j’étais empathique et curieux de savoir ce qu’il vivait.», explique l’homme dans la quarantaine. Ça fait partie de sa vie, de son bonheur. Je ne me sens pas mis à l’écart, même si je ne suis pas présent avec lui lorsqu’il vit ses expériences. Mon sentiment serait différent s’il ne m’en parlait pas.»

Il illustre d’ailleurs sa vie relationnelle avec une métaphore. «Ce n’est pas parce que tu possèdes des oeuvres d’art à la maison que tu ne peux pas apprécier le fait d’aller au musée, lance-t-il en rigolant. J’ai toujours dit à mes copains que j’étais capable d’aimer plusieurs personnes à la fois.»

Ayant déjà été dans un «trouple», soit une relation à trois partenaires qui sont tous amoureux les uns des autres, Florian mène désormais deux histoires en parallèle, en plus de quelques aventures. «Je mise d’abord sur la connexion émotive avant la connexion physique. Pour moi, l’amour peut avoir une durée très longue ou très courte. Je peux aimer quelqu’un de façon très intense, le temps d’une soirée ou d’une semaine. J’ai aussi des relations amoureuses à long terme.» Cela dit, il refuse le cliché voulant que le polyamour soit un signe d’insatiabilité. «Je ne fais pas ça parce que j’en veux toujours plus. Je ne tombe pas amoureux de n’importe qui. Le polyamour n’est pas une incapacité à faire des choix ni à s’engager. Au contraire, c’est énormément de travail.»

Le polyamour après le mariage

Margot, une Montréalaise de 31 ans, a été mariée et « full monogame » pendant des années. Pourtant, elle sait depuis longtemps qu’elle peut être allumée par plus d’une personne sans que cela  affecte son intérêt pour une autre. «Durant mon mariage, je n’en parlais pas à mon mari, car ce n’était pas socialement acceptable, mais je ne vivais pas mon émotion difficilement. Ce n’était
pas un signe que notre couple allait mal.»

Après leur séparation, elle a tout de même changé son modus operandi, après avoir lu The Ethical Slut : a practical guide to polyamory, open relationships & other adventures. «En terminant le livre, j’ai réalisé qu’on grandit avec l’idée que notre partenaire doit répondre à tous nos besoins, qu’il doit être parfait. Pourtant, même si mon mari était un être exceptionnel, plusieurs personnes autour de moi remplissaient d’autres besoins, pas nécessairement amoureux ou sexuels. Alors, si l’on peut appliquer cette logique-là aux amis, pourquoi ne pas le faire pour les relations amoureuses?»

Désormais convaincue qu’il existe d’autres façons d’être en couple, elle a proposé à son partenaire suivant de lire The Ethical Slut d’entrée de jeu. «On a débuté sur cette base. Au cours de cette période, j’ai eu d’autres relations, dont une sérieuse mais de courte durée.» Se décrivant alors comme un «bébé poly» en raison de son inexpérience, elle a eu du mal à composer avec les émotions de l’autre personne. «Mes émotions pour elle étaient claires, mais il fallait constamment que je la rassure sur ce que je ressentais. Je n’avais pas bien compris l’attention que le polyamour nécessite et le temps que ça requiert.»

Elle a depuis retenté l’expérience en formant un «trouple» avec deux femmes. Puisque les trois partenaires cohabitent depuis un an, elles vivent la compersion au quotidien. «Des fois, mes blondes ont des moments de complicité devant moi, souligne Margot. Elles sont capables de se comprendre sans vraiment se parler et elles voient certaines situations de la même manière. Je ne saisis pas toujours, mais ça m’attendrit. Je me considère comme chanceuse d’assister à ça.»

Elle affirme toutefois qu’il a fallu du temps pour atteindre cet équilibre. «Aujourd’hui, quand mes blondes passent une soirée ensemble, je suis contente. Je n’ai pas tout le poids du bonheur d’une personne sur mes épaules. Mais je ne peux pas prévoir l’avenir. Peut-être que ce qu’elles vont vivre ensemble va être tellement fort que je serai éclipsée.»

Sans jalousie, vraiment?

Le polyamour n’efface donc pas toutes les craintes de la dynamique amoureuse. Marie- Isabelle Thouin-Savard évoque d’ailleurs l’existence d’un spectre entre la compersion et la jalousie. «Au centre, il y a un genre de neutralité: on peut accepter que notre partenaire ait une relation avec un autre, sans qu’on ressente de plaisir ou d’inconfort, dit-elle. À une extrémité du spectre, il y a la jalousie; à l’autre, la compersion lorsque notre partenaire vit quelque chose qui enrichit la relation sans qu’on sente que celle-ci est menacée.»

Par exemple, puisque le degré de libido varie d’un individu à l’autre, il arrive qu’un partenaire souhaite moins de relations sexuelles que l’autre, ce qui peut faire naître un sentiment de pression et de culpabilité. À l’inverse, celui qui en veut davantage peut se sentir rejeté. «Si l’on permet à ce dernier de sortir du couple de façon ponctuelle pour obtenir ce dont il a besoin sexuellement, sans sentiment de culpabilité ni de rejet, la compersion fait alors partie de la dynamique de couple. On peut être heureux de le voir revenir plus épanoui», explique Mme Thouin-Savard.

Bien sûr, la compersion ne touche pas seulement les rapports sexuels. «Par exemple, si notre partenaire adore danser, mais qu’on ne veut jamais y aller avec lui, il peut trouver un partenaire de danse et s’épanouir sans nous, illustre la spécialiste. Ce n’est pas un signe que notre relation est fragile. Il va revenir heureux. On va donc en profiter.»

Donc, exit la culpabilité de ne pas remplir tous les besoins de l’être aimé. «La société privilégie la monogamie comme seule façon de vivre les relations sainement. Elle nous donne l’illusion qu’on devrait satisfaire tous les besoins de notre partenaire et vice-versa. Pourtant, on commence à se rendre compte que c’est impossible», ajoute Mme Thouin-Savard.

Une émotion qui s’apprend

Le concept peut cependant engendrer des sentiments d’insécurité. Une notion différente de la jalousie pour Florian. «Je suis très heureux quand Tanner passe de beaux moments avec un autre homme, dit-il. Je ne suis pas jaloux. Reste qu’une petite partie de moi a quand même peur de le perdre. Si je suis rassuré sur cet aspect, je suis content d’entendre ses histoires. Ça me stimule beaucoup.»

Il précise toutefois qu’il a dû développer sa capacité à ressentir de la compersion: «On apprend toujours quelque chose quand on veut évoluer dans nos relations. J’ai appris à exprimer mes désirs et mes sentiments, à respecter mes limites et à comprendre l’autre.»

Margot a elle aussi apprivoisé le tourbillon d’émotions qui l’habitait: «Parfois, j’avais un violent sentiment de jalousie, parce que je me sentais exclue d’un moment que deux personnes vivaient ensemble.»

Lorsque son dernier copain trouvait une fille intéressante, elle voulait comprendre pourquoi. «Souvent, j’étais jalouse parce qu’elle avait des qualités que je ne possédais pas. Pourtant, mon amoureux revenait toujours vers moi.»

La situation est similaire avec ses deux blondes actuelles. «Quand elles ont une date, ça me donne l’occasion de passer un moment seule, ce qui est très précieux. Après coup, elles sont toujours aussi amoureuses de moi. La société croit que je me mets en danger, comme si je ne prenais pas soin de mes relations. Mais, au contraire, je renforce mon sentiment de sécurité, car plus je leur laisse de liberté, plus mes amoureuses ont envie de revenir.»

Compersion non polyamoureuse

Ironiquement, la compersion peut côtoyer la jalousie. «On peut ressentir de la compersion mentalement, mais être porté viscéralement par un courant de jalousie, explique Mme Thouin-Savard. C’est comme au travail: si un collègue a une promotion, on peut être sincèrement heureux pour lui tout en pensant qu’on aurait aimé obtenir le poste.»

Au fond, la compersion existe à l’extérieur du polyamour. «Ce n’est pas tellement différent de sentir de la joie pour quelqu’un qu’on aime, lorsque quelque chose de beau lui arrive», poursuit la spécialiste.

Ce point de vue est largement partagé par Julie-Anne Boisvert-Lessard, une Montréalaise de 32 ans qui a pris conscience de l’effet du bonheur de ses proches sur elle, le printemps dernier, alors qu’elle se butait à plusieurs obstacles dans sa vie personnelle et professionnelle. «Ma meilleure amie s’apprêtait à accoucher et à avoir la famille dont elle rêvait depuis quatre ans. Une autre amie, militaire, a été sélectionnée pour partir en mission humanitaire, chose qu’elle espérait depuis des années. Ces réussites n’influençaient pas directement ma vie, mais le fait de les voir heureuses m’a rempli de joie.»

Elle a fait ce constat après une période d’introspection intense: «Les difficultés que j’ai traversées m’ont forcée à me questionner et à réaliser que je n’étais pas heureuse toute seule. Puis, à force de travailler sur moi, j’ai compris qu’à partir du moment où tu crées ton propre bonheur, tu peux l’apprécier pleinement, prendre conscience de ce qui t’entoure et goûter à la compersion avec les autres.»

Dans son cas, il s’agit d’une vision de la compersion «socialement acceptable». En effet, la compersion et le polyamour font encore grincer des dents, selon l’étudiante au doctorat, au California Institute of Integral Studies. «Dans un sens, ils menacent l’ordre social basé sur la monogamie et la famille nucléaire. La mononormativité est ultraprésente dans les médias, et la société a mis la jalousie sur un piédestal. Pourtant, la jalousie, ce n’est pas de l’amour, mais plutôt de la peur.»

Elle croit qu’on ne peut pas donner à la jalousie le pouvoir de dicter nos relations. «Dans l’évolution de notre espèce, la jalousie a eu plusieurs raisons d’être, mais on est dans un contexte bien différent désormais. On observe un grand changement sur le plan social. La jalousie n’aura peut-être pas autant d’importance dans l’avenir…»

Photo: Toth Matus

Lire aussi:
Toutes debout pour les femmes: Julia Roberts, actrice
Astro: votre horoscope de la rentrée
L’art de bien s’excuser