Je m’appelle Amélie, j’ai 30 ans. Depuis deux ans, je prends de la méthadone dans le but de vaincre ma dépendance à l’héroïne. J’ai consommé cette drogue dure pendant presque 10 ans, mais nul ne s’en doutait.

Il suffit de prononcer le mot héroïnomane pour provoquer des réactions allant du malaise à l’indignation. Tout de suite, on imagine de jeunes délinquants au teint blafard et aux cernes creux, dont les bras sont couverts d’ecchymoses à cause des trop nombreuses injections. Des loques humaines, quoi! Bien sûr, ça peut être le cas, mais pas toujours. Personnellement, je n’ai jamais vécu dans la rue, je ne me suis jamais prostituée ni même piquée. Je viens d’une famille aisée, j’ai fait des études supérieures en linguistique, j’ai toujours mené une vie rangée.

Pour comprendre mon histoire, il faut remonter à mon adolescence. Au secondaire, j’étais une élève perfectionniste qui réussissait très bien. Pourtant, j’étais mal dans ma peau. Je n’aimais pas mon corps; je me trouvais grosse alors que je ne l’étais pas du tout. Mon manque d’estime personnelle me plongeait régulièrement dans des états dépressifs. J’aurais tellement aimé que les gens me perçoivent comme j’étais vraiment, c’est-à-dire une fille fragile et angoissée! Malgré ce désir, je n’arrivais pas à retirer mon masque de fille parfaite et je camouflais mon mal-être.

À l’école, je continuais d’être irréprochable mais, à l’extérieur, j’adoptais peu à peu des comportements délinquants.

Vers l’âge de 16 ans, j’ai commencé à consommer des drogues avec mes amis. J’essayais tout ce qu’on me proposait: haschich, LSD, cocaïne. Je n’avais peur de rien. J’étais pleinement consciente des dangers de la dépendance, mais j’avais l’impression de maîtriser la situation. Mon idole était Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana, mort d’une surdose à l’âge de 27 ans. Je connaissais tout de sa vie, y compris sa consommation régulière d’héroïne. Mon amour inconditionnel pour lui me donnait envie de l’imiter. Je voulais goûter à cette drogue, juste pour voir ce que c’était. Pendant plusieurs mois, j’ai tenté de m’en procurer, sans succès.

L’été de mes 18 ans, je suis partie à Vancouver avec un ami. On nous avait souvent répété à quel point l’héroïne était facilement accessible là-bas. En effet, deux jours après notre arrivée, nous possédions cette substance interdite… Pas question de me piquer, le geste m’horrifiait. J’avais peur des maladies et j’associais la seringue aux junkies. Nous avons donc fumé l’héroïne. Le feeling a dépassé toutes mes attentes. Un grand frisson a traversé mon corps, tel un orgasme. Puis, j’ai ressenti un engourdissement réconfortant qui a bercé mon stress et mon angoisse jusqu’à les endormir profondément. Ne subsistait alors qu’un sentiment de bien-être profond.

De retour à Montréal, j’ai rapidement cherché à recommencer mais, la plupart du temps, je ne trouvais pas d’héroïne. Pendant six ans, j’en ai fumé de deux à quatre fois par année dans le plus grand secret. Cette consommation occasionnelle ne m’empêchait pas de fonctionner. J’ai fait mon baccalauréat en traduction tout en travaillant. À la fin de mes études, j’ai trouvé un emploi chez un éditeur. C’était en 2004; j’avais alors 25 ans. Au même moment, ma soif de défis et d’accomplissements m’a amenée à m’inscrire à une maîtrise, et à donner des cours de français quelques soirs par semaine. J’étais complètement débordée. Mon exutoire?

L’héroïne… J’avais trouvé une façon de m’en procurer facilement. J’en consommais le soir, à raison d’une à trois fois par semaine. Cette drogue me permettait de me détendre et d’arriver à remplir toutes mes obligations.

Pendant la même période, j’ai rencontré Stéphane, qui allait devenir mon amoureux… Au début, je lui ai dit que j’avais déjà pris de l’héroïne. Croyant à une simple folie de jeunesse, il n’en a pas fait de cas. Mais notre relation devenait sérieuse, et je trouvais difficile de lui mentir. J’ai fini par lui avouer que j’en fumais encore, à l’occasion, en lui promettant d’arrêter. Inquiet, il m’a demandé d’aller consulter. C’était sa condition pour que nous restions ensemble.

Dans les mois qui ont suivi, j’ai conservé un rythme de vie effréné. Je consommais de plus en plus, toujours en cachette. Plus je consommais, plus mon corps réagissait violemment. Chaque fois que je fumais, je vomissais. Évidemment, je perdais du poids. Stéphane remarquait que je m’affaiblissais, mais je le rassurais en lui disant que j’étais simplement fatiguée. Comme promis, je voyais une psychologue. C’était la seule personne avec qui j’étais honnête. Le reste de mon entourage ne savait rien de ce que je vivais.

Étant donné que la situation se détériorait, en janvier 2005, j’ai avoué à Stéphane que je consommais régulièrement et que je souhaitais aller en cure de désintoxication. À ma grande surprise, il s’est montré compréhensif.

Je me suis présentée à l’hôpital Saint-Luc pour recevoir de la méthadone. Les médecins m’ont reçue avec beaucoup de scepticisme. Ils avaient devant eux une jeune héroïnomane atypique: j’étais fonctionnelle, performante, universitaire, j’occupais un bon emploi, j’étais aussi professeure le soir… Ils ont décidé de m’hospitaliser pour «étudier» mon cas. Entre quatre murs, je me suis sentie en prison. Je voulais sortir pour reprendre mes activités! Plus les heures passaient, plus j’étais en manque de drogue et plus je me sentais déprimée, si bien que j’ai fait une tentative de suicide. Les médecins m’ont prescrit des antidépresseurs. Je me suis rapidement calmée et j’ai obtenu mon congé de l’hôpital. Deux semaines après, je recommençais à consommer. Je vomissais continuellement. Ma psychologue m’a fait prendre conscience du fait que je m’en mettais trop sur les épaules et m’a incitée à ralentir mes activités. J’ai donc abandonné ma maîtrise. Cet allègement de tâche n’a absolument rien donné. Pire, comme je disposais de plus de temps pour récupérer entre mes trips, je pouvais consommer davantage…

Quelques semaines ont suffi pour que je sois complètement anéantie. C’est à peine si j’arrivais à me lever et à manger un peu. J’ai dû quitter mon emploi. Pour une perfectionniste comme moi, c’était un échec majeur. J’ai décidé de tout avouer à mes parents, à mes amis et à Stéphane. J’avais besoin d’aide, et c’était urgent. Leur réaction a été extraordinaire: je ne me suis jamais sentie jugée.

Il m’aura fallu trois cures de désintoxication et un peu plus d’un an avant de réussir à prendre le dessus grâce à la méthadone. Ce médicament m’a permis de réduire considérablement ma consommation d’héroïne. Ma dernière cure remonte à l’automne 2006. J’ai eu quelques rechutes depuis, mais elles sont devenues rares. J’ai repris mes études, je rédige actuellement mon mémoire de maîtrise. Je constate à quel point cette dépendance m’a fragilisée. Je suis moins audacieuse qu’avant, plus craintive.

Je ne peux m’empêcher de réfléchir à tout ce que l’héroïne m’a fait perdre… La santé, bien sûr, mais aussi trois années de ma vie au cours desquelles je n’ai fait que consommer et essayer d’arrêter! Mes amies ont presque toutes un compagnon de vie, certaines ont des enfants, s’achètent une première maison, etc. Moi, je suis seule. Il y a quelques mois, Stéphane est parti. Son départ m’a attristée, mais je comprenais qu’il ait envie de passer à autre chose. J’ai réussi à traverser ma peine d’amour sans retomber dans ma dépendance. Parfois, je trouve ça dur d’être seule, mais j’hésite à laisser quelqu’un entrer dans ma vie. La méthadone entraîne beaucoup d’effets secondaires gênants. J’ai toujours chaud, je transpire abondamment. Mon système digestif demeure fragile, je suis souvent malade. En outre, ce médicament diminue ma libido et provoque de la somnolence, si bien que je dors beaucoup. Pas très séduisant, tout ça!

Je sais que mon combat n’est pas terminé. Je ne consomme plus d’héroïne, mais je suis maintenant dépendante de la méthadone… Je dois être patiente et donner à mon corps le temps de terminer son sevrage. Je cache mes médicaments, car je ne veux pas qu’on connaisse mon passé. Les préjugés et les tabous sont nombreux. Je rêve du jour où tout ça sera derrière moi. D’ici là, je garde le cap et je prends soin de moi.

PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLÈNE BÉLANGER-MARTIN

Article publié originalement dans le magazine ELLE QUÉBEC