Il y a 30 ans, après avoir été agressée sexuellement, j’ai voulu mourir. Par chance, je suis tombée amoureuse d’un homme bon, qui m’a sauvé la vie en m’écoutant et en m’offrant tout l’amour et le soutien moral dont j’avais besoin. Je n’ai jamais oublié l’évènement pour autant. Je le raconte pour le regarder en face, une dernière fois.

J’ai cessé d’être une enfant en une nuit. J’avais 15 ans, peut-être 16, je ne sais plus. J’ai tellement essayé d’oublier cette soirée… Pourtant, je me souviens parfaitement de tout, en détail.

Ça faisait plus d’un an que je gardais une fillette. Un vrai petit trésor dont j’avais commencé à m’occuper alors qu’elle n’était qu’un bébé. Je l’adorais. J’aimais aussi beaucoup ses parents, Lucie et Richard. Je les connaissais depuis longtemps. Ils possédaient un chalet non loin de celui de mes parents et ils passaient parfois nous rendre visite. Ils formaient un beau couple dans la trentaine avancée. Ils fréquentaient des gens riches et très en vue. Ça m’impressionnait, je trouvais ça cool.

Un soir par semaine, je prenais soin de leur bout de chou pendant qu’ils allaient faire la fête dans les bars jusqu’au petit matin. Dès qu’ils rentraient, Richard me raccompagnait chez moi en voiture.

Ce soir-là, bizarrement, il est revenu sans Lucie. Il avait l’air terriblement en colère, et ça m’a paralysée. Ayant un père colérique, j’étais incapable de voir des gens dans un état pareil.

Richard s’est ouvert une bière et s’est installé dans le salon. Il fallait attendre le retour de sa femme pour qu’il puisse me raccompagner. Avec le recul, je me dis que j’aurais dû prendre un taxi et m’en aller. Mais j’étais loin de me douter de la suite des évènements.

 

Quand Lucie est rentrée, Richard et moi sommes partis. Le trajet a été plus long que prévu: il a décidé de faire la tournée des bars en ma compagnie. À chaque établissement où on s’arrêtait, il me payait une bière, à laquelle je ne touchais pas. Lui, en revanche, buvait toutes les siennes. Et il flirtait avec toutes les filles qu’on croisait. Moi, j’étais une adolescente candide, et j’étais bouleversée et dégoûtée par son comportement. Plus le temps passait, plus j’étais fatiguée et, surtout, angoissée à l’idée des examens qui m’attendaient le lendemain matin à l’école.

Finalement, il a décidé de reprendre la route pour me ramener chez moi. J’étais soulagée, du moins jusqu’à ce que je me rende compte qu’il n’allait pas dans la bonne direction. Sa colère semblait plus forte que jamais, et je ne comprenais pas pourquoi. J’avais tellement peur. J’ai pensé me sauver, sauter de l’automobile en marche, mais j’étais terrifiée. En plus, j’ignorais où nous nous trouvions, les rues étaient désertes, il pleuvait, il faisait noir.

Soudain, il a allongé son bras et s’est mis à me tripoter les épaules et les seins. J’avais beau le repousser, il insistait. Il a commencé à me palper les cuisses en remontant vers l’entrejambe. J’étais horrifiée. Je ne pensais qu’à protéger ma virginité. Il a continué à rouler, tout en me touchant. Puis, il s’est arrêté sur l’accotement, il a pris ma tête et l’a poussée entre ses jambes. Étant donné ma courte expérience de la vie, je n’avais aucune idée de ce qu’était une fellation. Par instinct de survie, et sûrement très maladroitement, j’ai fait ce qu’il attendait de moi.

Je me rappelle ses paroles: «Ouais, c’est ça qu’on vous apprend à l’école?» J’avais des haut-le-coeur et je pleurais énormément. «Pourquoi tu pleures?» m’a-t-il lancé. Je n’ai pas répondu. J’avais peur, je me sentais sale, malade et honteuse. Je savais que mon existence venait de changer à jamais. Quant à lui, sa colère s’était envolée. Il était même joyeux… Il a redémarré le moteur, je me suis collée sur ma portière et nous avons poursuivi la route.

Il était près de 4 h du matin quand nous sommes arrivés chez moi. Mon père est tout de suite sorti pour nous accueillir. Il était inquiet et très en colère. Lucie avait appelé plusieurs fois. Ça faisait plus de trois heures qu’on était partis de chez elle. Que s’était-il passé?

Pour justifier notre retard, Richard a inventé une histoire d’accident en montrant la carrosserie endommagée. Je voyais bien que mon père doutait de cette explication. «T’as donc bien les joues rouges, toi…» m’a-t-il dit sur un ton agressif. Je suis rentrée dans la maison sans répondre, en oubliant mon sac d’école dans l’auto, et je suis allée me coucher sans prononcer un mot.

Mes parents ne m’ont jamais reparlé de cette soirée, comme si c’était un sujet tabou. Lucie, elle, m’a téléphoné le lendemain matin: «S’il t’a fait quelque chose de mal, tu dois me le dire.» Je ne voulais pas lui avouer la vérité. J’avais trop peur que leur petite fille grandisse sans son père par ma faute. Alors, je suis restée muette. Et puis, de toute façon, comment aurais-je nommé ce qui m’était arrivé? Pour moi, le mot viol indiquait nécessairement la pénétration.

L’année qui a suivi cette nuit a été terrible. J’étais dégoûtée par le monde des adultes. Je me suis mise à boire et à prendre de la drogue. Je ne voulais qu’oublier et mourir. Je me souviens d’un après-midi où je suis revenue de l’école à pied en marchant sur la ligne blanche au milieu d’un grand boulevard achalandé. J’espérais me faire renverser par une voiture.

Un jour, j’ai frôlé la mort, à cause d’un mélange d’acide et d’alcool. Résultat: en plein milieu de l’année, j’ai été mise à la porte de l’école que je fréquentais. Ç’a été la meilleure chose qui me soit arrivée, car c’est dans le nouvel établissement où j’ai continué mes études que j’ai rencontré François, un garçon merveilleux au coeur pur… qui allait devenir mon mari.

C’est lui qui m’a redonné le goût de vivre. Dès le début de notre relation, je lui ai raconté le viol. Il ne s’est pas emporté, n’a pas dit: «Je vais aller lui casser les jambes!» Heureusement, car je ne voulais pas de violence autour de moi. J’avais besoin qu’on m’écoute et qu’on me soutienne moralement. C’est exactement ce qu’a fait François. La première année de notre relation, il l’a passée à m’écouter. Il a été d’une patience infinie!

Avec le temps, mes idées noires se sont peu à peu dissipées. Puis, un jour, j’ai décidé que, si j’étais impuissante à changer le fait que Richard m’avait volé la fin de mon enfance, je pouvais par contre l’empêcher de me prendre aussi mon présent et mon futur. Sans mon mari, je n’y serais pas parvenue. Sans lui, je ne serais plus de ce monde, j’en suis certaine. Nous avions tous les deux 17 ans quand nous nous sommes rencontrés. Nous en avons 46 aujourd’hui, et nous sommes encore ensemble, et toujours très amoureux.

Trente ans se sont écoulés depuis cette nuit affreuse. J’ai eu une belle vie, trois beaux enfants. Néanmoins, parfois, les souvenirs resurgissent. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir peur que Richard me retrouve un jour. Je sais que c’est ridicule. Il doit être très vieux à présent, peut-être même qu’il est mort. Mais c’est plus fort que moi. À la maison, je barre toujours les portes, de crainte qu’il ne fasse irruption. Lorsque je suis dans une foule, je regarde toujours tout autour de moi, inquiète à l’idée de l’apercevoir.

Malgré ça, je tiens bon, grâce à la foi, à l’amour et à mes enfants. La petite famille que j’ai fondée est remplie d’amour. Nous sommes très unis, et je sais que beaucoup de gens rêveraient de se trouver dans ma situation. Par conséquent, je crois que, tout bien considéré, j’ai été gâtée par la vie.

J’éprouve cependant un grand regret, celui de ne pas avoir dénoncé mon agresseur. Si je l’avais fait, ça aurait peut-être permis d’éviter que d’autres jeunes filles subissent le même sort que moi.

En racontant mon histoire aujourd’hui, je veux aussi dire aux adolescentes qui la liront que si quelqu’un, même un adulte qu’elles connaissent, leur fait subir un acte auquel elles n’ont pas consenti, elles doivent absolument le dénoncer.

 

Vous vivez une histoire particulière et aimeriez la partager avec nos lectrices? Un journaliste recueillera votre témoignage. Écrivez à Kenza Bennis, ELLE QUÉBEC, 2001, rue University, bureau 900, Montréal (Québec) H3A 2A6. Courriel: [email protected].

 

À LIRE: «J’ai pardonné à mon père tyrannique»