J’ai toujours voulu avoir des enfants. Quand j’ai fait une embolie pulmonaire, à 28 ans, on m’a annoncé qu’il y avait désormais davantage de risques que je fasse une fausse couche si jamais je tombais enceinte. J’ai enregistré cette information sans me rendre compte de ce qu’elle impliquait. Deux ans plus tard, j’ai rencontré mon amoureux. C’est à l’occasion des noces d’une amie d’enfance que nous avons décidé de fonder une famille. Nous ne voulions pas nous marier. À nos yeux, avoir un enfant, c’était une façon de consolider notre union.

Je suis tombée enceinte peu de temps après. J’enseignais en cinquième année du primaire et, comme je n’étais pas immunisée contre la cinquième maladie – une infection virale dont souffrent surtout les enfants et qui représente un danger pour le foetus -, j’ai tout de suite été retirée de ma classe. Dès les premiers jours de ma grossesse, j’ai aussi dû m’injecter quotidiennement un anticoagulant afin d’éclaircir mon sang et d’éviter ainsi de faire une seconde embolie. Même si j’essayais de rester optimiste, je pensais souvent à la possibilité d’une fausse couche, et ça me rendait très anxieuse.

Au bout du troisième mois, j’ai commencé à avoir des saignements. Ça m’a inquiétée, et je suis allée passer une échographie. On m’a alors annoncé que ma grossesse était interrompue: le foetus s’était développé jusqu’à sa septième semaine, puis son coeur avait cessé de battre. Il avait alors commencé à se détacher de mon utérus, ce qui avait provoqué les pertes de sang.

Mon bébé était mort depuis quelques semaines sans que je le sache. J’ai eu les larmes aux yeux en apprenant cette nouvelle… mais la raison a bien vite pris le dessus. J’ai pensé à mon travail, à mes élèves, qui seraient déstabilisés par mon congé écourté, et à la remplaçante, dont le contrat ne serait pas aussi long que prévu.
 

J’ai repris le boulot une semaine après mon curetage. J’étais heureuse de replonger dans ma vie quotidienne et je me disais que le fait d’enseigner de nouveau m’empêcherait de penser à ma peine. J’appréhendais néanmoins la réaction de mes collègues. Je n’avais pas envie d’affronter le malaise que suscitait mon retour et j’aurais préféré qu’ils fassent comme si rien n’était arrivé. J’ai donc eu le réflexe de prendre les devants en rassurant tout le monde et en déclarant que j’allais bien.

Dès le premier jour, j’ai parlé de l’expérience que j’avais vécue à mes élèves. Le plus extraordinaire, c’est qu’ils avaient tous une histoire de ce genre à raconter au sujet de leur mère, de leur tante ou de leur cousine. Leurs paroles ont été beaucoup plus réconfortantes que toutes celles des adultes. Des jumelles m’ont raconté que leur mère avait fait sept fausses couches avant d’accoucher d’elles. Un petit garçon m’a expliqué que sa mère, qui voulait avoir un second et dernier enfant, en avait fait une avant sa naissance. Il m’a dit: «Si ma maman avait eu ce bébé, moi, je ne serais pas ici aujourd’hui, et elle dit que je suis extraordinaire!»

En écoutant ces récits touchants, j’ai réalisé que les fausses couches étaient un phénomène très fréquent. Selon les statistiques, de 20 % à 25 % des grossesses se terminent par une fausse couche. Et il arrive souvent que les femmes en font une avant même de savoir qu’elles sont enceintes.

Quant à moi, comme je suis une fille optimiste, j’avais l’impression que c’était à moi de consoler les autres, et non l’inverse. J’essayais sans doute de me convaincre que tout allait bien. Toutefois, ma douleur m’a rattrapée peu après mon retour à l’école. En effet, pendant le congé des Fêtes, j’ai revu Fabie, ma belle-soeur, qui était tombée enceinte en même temps que moi. Son ventre rebondi m’a rappelé que mon épreuve me faisait davantage souffrir que je le croyais, et j’ai compris que j’avais tenté de passer à autre chose bien trop vite. Par la suite, chaque fois que je rencontrais Fabie, je me cachais pour pleurer. J’étais heureuse pour elle, mais tellement triste pour moi!

Je me souviens encore d’un souper de février pendant lequel Fabie et trois autres femmes qui étaient enceintes n’ont pas cessé de parler de maternité. Dès que mon amoureux et moi nous sommes assis dans la voiture pour rentrer chez nous, j’ai éclaté en sanglots. Mon chum était complètement désarçonné: il n’imaginait pas que j’éprouvais autant de peine. Lui aussi était malheureux, mais il avait confiance dans notre capacité à avoir un autre enfant. Moi, je n’arrivais pas à m’enlever de la tête que, sans ma fausse couche, j’aurais pu partager ce moment de complicité avec les autres filles. J’aurais tellement aimé être à leur place! J’avais aussi peur de ne jamais plus être enceinte ou, pire, de l’être encore, mais de perdre à nouveau mon bébé.

Au printemps, j’ai fait un rêve étrange, dans lequel j’accouchais d’un furet. Le lendemain midi, j’ai raconté ça à mes collègues. Une professeure de religion m’a alors dit que ce qui importait dans un rêve, c’était comment on se sentait et non pas ce qu’on faisait. J’ai répondu spontanément: «Je me souviens d’avoir tenu ce petit animal dans mes bras. Il était si doux et je l’aimais tant! Mais je savais que je ne pouvais pas le garder, que je devais le laisser partir dans la nature…» J’ai alors regardé ma collègue, les yeux remplis de larmes. J’avais enfin fait mon deuil et accepté de laisser partir mon bébé. Un mois plus tard, j’étais de nouveau enceinte. Cette fois-là, tout s’est bien déroulé, et j’ai accouché d’un beau garçon le 29 janvier 2007. L’année suivante, j’ai passé un test de grossesse qui s’est révélé positif. C’était juste avant un weekend entre filles à la campagne. Une de mes meilleures amies venait aussi d’apprendre qu’elle était enceinte, et nous étions ravies de nous dire que nos enfants auraient le même âge. En revenant à la maison le dimanche, j’ai commencé à avoir des saignements. Mon chum m’a conseillé de passer un autre test pour en avoir le coeur net.

Le résultat a été négatif, ce qui a confirmé que je faisais encore une fausse couche. C’était triste. Durant ces trois courts jours où j’avais été enceinte, j’avais imaginé comment serait mon existence avec ce petit… La seule chose positive, c’est que, cette fois, je me suis accordé le droit de vivre ma peine. J’étais aussi plus sereine, puisque j’avais mon fils et que je savais que je pouvais mener une grossesse à terme.

Trois mois plus tard, je suis de nouveau tombée enceinte, mais je n’ai pas voulu m’enthousiasmer trop vite. C’est uniquement à l’échographie, quand j’ai entendu battre le coeur du bébé et que le médecin m’a confirmé qu’il était bien en vie, que j’ai pu me réjouir. Je pleurais de joie lorsque je suis sortie de l’hôpital avec la photo montrant le bébé dans mon ventre. J’ai pu, à partir de ce moment-là, profiter pleinement de ma grossesse.

J’ai aujourd’hui 34 ans et je suis la maman comblée d’un garçon de 3 ans et d’une fillette de 1 an. Je les aime d’un amour inconditionnel et jamais je ne voudrais les remplacer. Mais il m’arrive parfois de penser à ces deux autres enfants que je ne connaîtrai jamais. Ce sont des anges maintenant, qui veillent sur mon fils et ma fille. Des anges dont j’ai dû faire le deuil…

Je crois qu’on banalise l’étape qui suit une fausse couche. Moi-même, avant d’avoir vécu cette peine, je me disais qu’un foetus n’était pas encore un enfant et qu’il existait des histoires bien pires que ça. Je réalise aujourd’hui que, peu importe le temps que dure une grossesse – une semaine ou trois mois -, il faut faire le deuil du bébé qu’on avait imaginé. Aujourd’hui, lorsque je rencontre des femmes qui viennent de connaître cette douloureuse expérience, je ne leur dis pas: «Ce n’est pas grave, tu vas de nouveau tomber enceinte.» Je leur fais plutôt comprendre à quel point il est essentiel qu’elles vivent leur tristesse.

Vous vivez une histoire particulière et aimeriez la partager avec nos lectrices? Un journaliste recueillera votre témoignage. Écrivez à Kenza Bennis, ELLE QUÉBEC, 2001, rue University, bureau 900, Montréal (Québec) H3A 2A6. Courriel: [email protected].

 

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