Cela fait 79 jours que j’ai eu mes règles. Et si j’étais enceinte? J’achète un test de grossesse à la farmácia d’Ericeira, lors d’une escapade en plein air pour contempler les torrents colériques de l’Atlantique majestueux. Le soir, isolée des miens, j’urine sur la petite bandelette qui prédira mon avenir. Gravida. C’est ce qui est écrit. Selon Google, gravida est le terme portugais pour dire «enceinte».

Je suis enceinte.

MARS 2020 Six jours depuis que mon garçon de 11 mois a commencé à fréquenter la garderie. Je jubile à l’idée de retrouver ma liberté. Mon amoureux revient d’une soirée entre amis. La NBA a annulé tous ses matchs. Il me réveille. C’est grave. On dit déjà que le monde chavire. Léthargique, je lui conseille de se calmer. Ça va bien aller. Le lendemain, l’histoire lui donne raison. C’est tout le système qui flanche. Je vomis tous les jours, en essayant tant bien que mal de garder le cap. Les femmes enceintes autour de moi s’inquiètent. Leur plus grande peur: accoucher seule. Un cauchemar. Comme celles qui auront le malheur de donner la vie à l’Hôpital général juif au début de la pandémie. Mon suivi de grossesse est presque inexistant. Un silence radio.

Je ne panique pas. Je garde confiance.

AVRIL 2020 J’ai rendez-vous pour mon échographie de 20 semaines. Je me dirige seule vers un bunker. Le stationnement austère est sali par la neige grise. Mon amoureux ne sera pas avec moi quand j’apprendrai le sexe de notre enfant. Masquée, je demande si je peux l’appeler sur Facetime pendant qu’un médecin me scrute minutieusement, machinalement.

Je suis enceinte d’une superbe.

SEPTEMBRE 2020 Mon fils réintègre la garderie. J’ai presque oublié que nous vivons une crise planétaire.

Je reprends le peu de souffle qu’il me reste. Déjà 37 semaines de grossesse. Je me rends à mon hôpital, car je crois avoir perdu mes eaux. Fausse alerte. J’apprends que l’unité de naissance de cet établissement est un point névralgique COVID, qui reçoit tous les cas de la région. C’en est trop. Je vais tout faire pour changer d’hôpital à 38 semaines de grossesse. Entêtée, j’y parviens. Je ne veux prendre aucun risque.

24 SEPTEMBRE 2020 4 H DU MATIN Je suis dilatée à 4. Mon travail s’est arrêté brusquement. Je suis seule dans la pénombre lugubre du lieu de triage de l’hôpital, où j’attends de perdre mes eaux. J’ai demandé à mon amoureux et à la doula de retourner à la maison. Je veux récupérer, et il est hors de question que je revienne chez moi. On m’injecte de la morphine pour que je me calme et que j’aie l’air d’une vache désœuvrée. Je plane. À mes côtés, un couple s’obstine violemment avec l’infirmière. Ils ne veulent pas passer le test de dépistage de la COVID. C’est surréel. Je souhaite simplement donner la vie, une fois pour toutes. Je perds mes eaux, enfin. L’infirmière entre dans l’isoloir. Je passe le test de dépistage. Elle me propose déjà l’épidurale. Merci, mais non merci, madame.

20 H Le travail avance bien. C’est avec la poussée que ça se complique un peu, car ma petite est en position de face. Deux heures d’efforts incommensurables et douloureux. J’ai mal. Je n’ai jamais eu aussi mal. Je pousse. Je hurle. Je suis un animal. Je suis une guerrière. Ma superbe arrive en coup de vent, enfin. Elle est merveilleuse. Je l’aime. Il n’y a rien de plus puissant que l’amour d’une mère.

VERS 22 H Une infirmière me réveille brusquement. «Madame, on vient de recevoir le résultat de votre test de dépistage de la COVID. Vous êtes porteuse. Il va falloir me suivre.» Je sens la peur dans sa voix tremblotante. C’est la panique générale.

Je fige. Je ne saisis pas ce que j’entends. Comment puis-je être porteuse si j’ai suivi assidûment les consignes? Mon amoureux et moi sommes sous le choc. On m’amène en fauteuil roulant dans un corridor sinistre: la zone rouge. J’ai ma petite superbe au creux de mes bras. Je m’accroche. Nous arrivons dans une chambre isolée, laide. La laideur est dans le gris hôpital, je vous le dis. Je fonds en larmes. Exténuée, atterrée, sous le choc. La machine à conversion à air fait un bruit insupportable. Dormir ici, dans ce vacarme? Impossible. Nous sommes en crise de panique, et ma fille a deux heures de vie. C’est la merde.

Nous ne fermons pas l’œil de la nuit. Mon amoureux passe un test de dépistage. Le verdict est encourageant. Il est négatif. Le bruit est toujours aussi infernal: pas la peine de se fatiguer à deux. Je demande à mon amoureux de retourner à la maison pour prendre soin de notre plus vieux, laissé aux soins de notre gardienne. Il quitte la chambre, désolé.

Je suis seule à nouveau avec ma superbe. Vais-je la contaminer? On n’en sait rien. J’étouffe. Je me culpabilise. Les médicaments amollissent ma bouche âpre. On m’apprend que je ne pourrai pas quitter l’hôpital le jour même. Je devrai rester enfermée encore 48 heures. Claustrophobe, je panique. Sortez-moi d’ici!

Une infirmière, appelons-la Julie, est d’une grande empathie. Je sens dans ses yeux sa douceur quand elle vient me voir, armée de son habit de vaillante cosmonaute. Elle retient ses larmes quand je lui dis, machinalement, que je m’ennuie de ma famille.

À mon tour d’éclater en sanglots.

Une autre infirmière compatit. «Ce bruit est insupportable.» Elle éteint la machine quelques minutes pour m’apaiser. Le silence est étourdissant. Le vacarme bourdonne dans ma tête.

Leur présence me fait du bien. Dans la laideur, il y a du beau.

26 SEPTEMBRE 2020 J’obtiens enfin mon congé de l’hôpital. Je me lève difficilement, le bas du ventre endolori comme jamais. Mon fils a eu un résultat de test négatif pour la COVID. Mais je ne pourrai pas le prendre à mon arrivée. J’ai besoin de ma famille. Ma famille a besoin de moi. Je reviens à la maison, masquée: on m’isole dans une pièce. J’y passerai les 10 prochains jours avec ma petite en espérant ne pas lui transmettre le virus. J’ai sous-estimé la douleur et la souffrance que cause la solitude. J’appréhende la maladie. Je la guette. J’angoisse à l’idée de la contracter. Attristée, je repousse mon fils malgré moi. Repousser son enfant, c’est cruel. Ça va bien aller, qu’ils disent. Mais rien ne va plus.

6 OCTOBRE 2020 Ma quarantaine prend fin. Je n’ai développé aucun symptôme de la maladie. Miracle, ma superbe est aussi en santé. Je retire mon masque comme on se débarrasse d’une armure. Je prends mon amoureux dans mes bras. Je l’embrasse. J’embrasse mon fils. Nous sommes ensemble. Enfin, ensemble.

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