Je suis née à Montréal, mais j’ai toujours eu l’impression que je ne venais pas du Québec. Il faut dire que je ne compte plus les fois où l’on m’a demandé mes origines… C’était même devenu un jeu pour certaines personnes. «Tu dois venir de la Guadeloupe! Ou de la Jamaïque! Tu devrais regarder vers tel ou tel pays…»

En fait, je savais que mon père était québécois, mais je n’avais aucune idée de la nationalité de ma mère, qui avait été abandonnée à la naissance. Pourquoi avait-elle été laissée derrière? Elle qui est noire, d’où venait-elle? Tout ce que je savais, c’est que le nom Tebbs avait été écrit sur le formulaire de l’orphelinat montréalais à qui on avait confié le bébé. Nous sommes seulement trois au Canada à porter ce nom, et ça inclut mon fils!

En grandissant, j’ai continué à me sentir différente, hors des cadres. Je ne ressemblais à personne, sauf à ma mère. La musique est devenue mon refuge, la seule et unique chose qui ne portait aucun jugement sur moi. Au secondaire, j’ai pris l’habitude de passer mes heures de dîner dans le local de musique, à jouer du synthétiseur. Passionnée par cet art, j’ai décidé d’en faire carrière.

En 20 ans, j’ai réussi à faire ma place comme artiste électro-pop au Québec, même si on m’a constamment rappelé que je n’avais pas un «son d’ici». Le mystère de mon arbre généalogique étant encore entier, je me suis tout de même construit une vie heureuse autour de ma musique, de mes amis, de mon mari et de mon fils de 11 ans. Sans trop y croire, j’ai continué à chercher la famille de ma mère. On a trouvé des Tebbs à Londres et aux États-Unis. Chaque fois, on a réalisé qu’ils n’avaient aucun lien avec nous. Ce qui allait être le plus fou dans toute cette histoire, c’est que ce n’est même pas mon nom qui m’a finalement conduit à mes origines!

Il y a deux ans, ma mère a décidé de passer un test d’ADN par l’entremise du site 23andMe.com. Peu après, un homme lié à nous l’a contactée. Par pur hasard, il s’était aussi soumis au même test, et ma mère et lui en ont été chacun informés par le site. Sur le coup, je n’y croyais pas du tout. Il y avait eu tellement d’espoirs déçus! Quand j’ai vu des photos des membres de cette famille, envoyés par l’homme en question, j’ai réalisé que c’était peut-être vrai. Ne serait-ce que par les yeux, les traits. J’étais sous le choc, parce que c’était la première fois que je voyais des personnes qui nous ressemblaient, à ma mère et moi!

Après quelques vérifications, on a pu confirmer qu’il s’agissait bel et bien de la descendance de mon grand-père maternel… venant de Chicago! Notre famille n’avait d’ailleurs jamais cessé de nous chercher. C’était un pur miracle de les retrouver comme ça. J’ai su que Starling Grayson, le père de ma mère aujourd’hui décédé, avait pris comme nom d’artiste Tibbs dans les années 1950, tout comme son frère et célèbre jazzman Andrew Tibbs. En fait, ma mère était née à la suite d’une courte liaison lors d’une tournée au Canada. Quand elle a été laissée à l’orphelinat, son nom a été mal retranscrit! Au lieu de Tibbs, on l’a nommée Tebbs par erreur. Ce qui explique toutes ces années de mystère.

Du jour au lendemain, j’ai appris que j’avais des cousins, des tantes, des oncles… Et que la plupart d’entre eux œuvraient dans le domaine de la musique, tout comme moi! Le cousin qui nous a contactées au départ, Joshua Welton, a été le réalisateur et le claviériste d’un des derniers albums de Prince, Hitnrun Phase One. Il est marié à la batteuse Hannah Ford Welton, qui a elle aussi collaboré avec Prince. Le père de Joshua, Clarence Welton, est un gérant d’artistes. D’autres membres de la famille sont rappeurs, beatmakers… Je n’en revenais pas.

Quand ma mère a su que notre famille évoluait dans le même domaine que moi, elle était très excitée: «Ton cousin a travaillé avec Prince! C’est incroyable ce qui t’arrive. La voilà enfin, ta gang! Vous devez travailler ensemble.»

Sans prendre le temps d’encaisser le choc, nous sommes vite parties pour Chicago, puisque la demi-sœur de ma mère était très malade. Quand je suis arrivée, mes cousins m’ont instantanément parlé de ma carrière. Ils voulaient m’aider et collaborer avec moi sur-le-champ. J’ai dû dire à tout le monde de me donner de l’espace, puisque je venais quand même tout juste d’apprendre que j’avais une famille! C’était merveilleux, mais mon voyage demeure encore irréel pour moi… Ma tête voulait exploser tellement c’était beaucoup d’infos à digérer.

À mon retour, j’ai flotté un bon moment entre le Canada et Chicago. J’ai failli écrire un statut Facebook du genre «De retour à la maison». Si je ne l’ai pas fait, c’est que je me suis sincèrement demandé où c’était, maintenant, ma maison. Autant j’ai l’impression de me trouver à mille lieues de cette nouvelle famille à cause des frontières, de la langue et de culture, autant j’ai senti avec elle une connexion très naturelle! Ça faisait longtemps que je n’avais pas rencontré des gens qui parlaient de la musique avec la même intensité et la même vision que moi. J’ai tout de suite su que ces nouvelles relations ne s’arrêteraient pas là.

Aujourd’hui, c’est encore le foutoir dans ma tête. Je ne vois plus la vie et la musique de la même manière! Certains me demandent si je vais déménager auprès de ma famille, si je vais changer mon nom pour Tibbs. Je prends encore le temps de réfléchir à ce que je veux faire sur les plans personnel et professionnel, tout en commençant à travailler à un nouvel album. Je sais que j’ai des choses à vivre à Chicago, mais je ne suis pas seule là-dedans. Mon mari et mon garçon ont aussi leur mot à dire. C’est certain que je pense maintenant à exporter mon travail aux États-Unis avec l’aide de mes cousins, mais on n’en est encore qu’aux balbutiements.

Je me demande encore souvent pourquoi ma mère et moi sommes tombées du nid. Si ça n’avait pas été le cas, ma vie aurait été si différente! Debbie Tebbs n’aurait sûrement jamais existé. Malgré toutes mes questions, j’ai toutefois une nouvelle certitude: ma différence était une richesse finalement.