« Florence, tu déranges. Viens me parler dans le corridor. »

Je suis sortie de la classe la tête basse, des sueurs froides imprégnant mon débardeur d’école privée fait en laine qui pique. Madame Plante, ma professeure d’éthique et culture religieuse, m’attendait, de petites dagues dans les yeux. « Arrête donc de vouloir faire la comique. Les petites filles, faut que ça reste tranquille. »

Mis à part une copie sur laquelle j’ai dû écrire 50 fois que je ne ferai plus rire mes amis en classe, cette intervention anti-rigolade en pleine deuxième secondaire n’a pas eu un grand impact sur mon sens de l’humour. Mais, sans le savoir, cette idée malsaine qu’une petite fille à l’allure bien rangée, ça ne devait pas être drôle, c’est resté.

En vieillissant, j’ai adopté un style très féminin, arborant à l’occasion un rouge à lèvres rouge pimpant, des bottes à talons hauts et, parfois même, un audacieux décolleté. À ma rentrée à l’École nationale de l’humour, en 2019, tout ça a pris le bord plus vite que la fois où j’ai décidé d’essayer les pâtes au blé entier pour manger plus santé.

À l’École nationale de l’humour, les corridors ne sont pas empruntés par les plus grandes fashionistas qui soient. Le coton ouaté gris est l’accessoire tendance toute saison, toute époque. Rapidement, je me suis trouvée trop fifille pour cette institution mythique. Dans une école où étudiaient seulement 8 femmes pour 29 hommes, j’ai vite senti que la féminité et l’humour, ça n’allait pas de pair.

Au départ, c’était une petite voix que j’entendais dans ma tête, et que je me forçais à ne pas écouter, mais rapidement, des commentaires sont venus la bercer. Comme lorsqu’un professeur, un homme ayant une carrière qui me faisait rêver, nous a dit: « Pour être un bon auteur en humour, faut s’habiller crotté. Des souliers troués pis un chandail de Batman, c’est l’indice de succès de quelqu’un de drôle ! » Ça se voulait comique. C’était une pointe qui visait son propre look « J’ai-acheté-ça-chez-Old-Navy-en-1992 ». Pour moi, tout ce que ça voulait dire, c’est que de passer du temps à choisir un jean qui ne me donne pas l’air d’avoir le cul plat comme une miche de pain écrasée dans le fond d’un sac d’épicerie, ça équivaudrait inévitablement à mettre moins de temps sur mes blagues.

D’autres commentaires se sont ajoutés. Une remarque funny d’un collègue de classe sur mon t-shirt plus décolleté qu’à l’habitude. Un patron, lors d’une entrevue d’embauche pour un poste d’autrice de blagues, qui me regarde de la tête aux pieds, pour me dire: « Juste pour que tu le saches, on ne fait pas de jokes de mascara pis d’ongles ici… C’est une place de gars ! » Ce genre de remarques, jamais volontairement blessantes, étaient plutôt un avertissement. Comme pour me laisser savoir: « On le sait que t’es une fille; on ne veut juste pas que ça paraisse trop. »

Puis, ma propre misogynie intériorisée s’est montré le bout du nez. C’est vrai que je n’avais pas le réflexe d’associer les filles féminines et bien habillées à « filles drôles ». Je les rangeais plutôt dans le compartiment de la confiance en soi ou de la classe. Le genre de femmes capables de se plaindre au serveur si leur repas goûte le sable.

Sans le remarquer, je me suis adaptée. J’ai troqué mon jean contre des pantalons lousses, et j’ai enfilé des t-shirts trop grands à l’effigie de bands dont je n’avais jamais entendu les chansons. J’habillais mon petit gars intérieur, en tendant doucement l’oreille à la voix qui me rappelait que les petites filles ne sont jamais drôles.

C’est lors d’une soirée d’humour, en voyant mon reflet dans le miroir de la salle de bain, que l’ampleur de ma transformation m’a frappée, aussi fort qu’une boule de bowling qu’on s’échappe sur le pied après deux vodkas canneberge. L’image que le miroir me renvoyait ne me ressemblait pas. J’avais l’air d’une rappeuse de 16 ans en quête d’identité.

En marchant jusque chez moi, je repensais à toutes les humoristes féminines et étincelantes de confiance qui montent sur scène soir après soir. Jamais je ne remettais en doute leur humour, à elles. J’ai compris que la seule façon de désapprendre que la féminité et les blagues ne vont pas ensemble, c’était de me le prouver. J’ai donc enfilé mes bottes à talons hauts, appliqué une bonne couche de rouge à lèvres, et j’ai fait ce que je sais faire le mieux: être drôle.

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