Ma carrière de recherchiste et chroniqueuse bat son plein, mais un u-turn s’annonce. Je troque mon micro et mon confort financier contre un stéthoscope, des scrubs et beaucoup d’incertitudes professionnelles. Autrement dit, c’est un changement majeur, qui m’impose de revoir complètement ma façon de faire un budget et, surtout, de manger.

Au moment d’amorcer cette grande transformation, je travaillais pour un média respecté et respectable. J’évoluais au sein d’une équipe jeune et en parfaite adéquation avec mes valeurs. J’avais réussi à me tailler une place de choix (relatif) dans une grosse industrie, et rien ne laissait croire que ma carrière ne continuerait pas de progresser. En toute transparence, je faisais plus de 50 000 $ par an et mes finances étaient pour le moins stables. C’est à ce moment précis que j’ai décidé de retourner sur les bancs d’école du cégep, aux côtés de gens qui avaient 10 ans de moins que moi, dont les parents payaient probablement le logement et faisaient les lunchs. Moi, comme j’avais un loyer et des factures à payer, j’ai dû me rabattre sur le système de santé pour y travailler comme préposée aux bénéficiaires et ainsi faciliter la conciliation travail-études.

Cela dit, on le sait maintenant mieux que jamais, le milieu hospitalier est peu flexible. Comme je devais conjuguer mon boulot de préposée avec des stages de plus en plus exigeants et chronophages, je ne pouvais pas travailler autant que je l’aurais voulu, et le salaire que j’empochais devenait beaucoup (beaucoup!) moins intéressant. J’avais beau voir et revoir les colonnes de mon tableau comptable, la vérité est que je devais désormais vivre avec 100 $ – 150 $ par semaine. Loin de moi l’idée de susciter la pitié. Je sais que d’innombrables femmes — en particulier, les mères monoparentales — tirent le diable par la queue. Je pense simplement que ce chiffre illustre bien la situation. Quand on doit se loger, manger, se vêtir et mettre de l’essence dans la vieille minoune, gagner 100 $ hebdomadairement, ce n’est pas beaucoup.

Je me suis donc mise à chercher sur Internet les options qui s’offraient à moi pour manger. Le premier flash que j’ai eu, ç’a été d’opter pour une source de ravitaillement gratuite, en l’occurrence, les poubelles. Se nourrir principalement dans les bennes à ordures est une activité plus alléchante qu’on le croit, voire très satisfaisante, mais qui est rapidement devenue fatigante pour moi.

En regardant plus loin que le bout de la benne, j’ai trouvé un organisme qui offrait des paniers remplis d’invendus des grandes chaînes d’alimentation pour zéro cenne. Pas besoin de remplir des formulaires dans lesquels on te demande de prouver que tu es assez pauvre pour mériter la nourriture en question. De plus, les activités de cet organisme permettaient de contrer le gaspillage alimentaire.

Une fois sur les lieux de la cueillette, je me rends compte que la foule est bigarrée. Des vieux, des jeunes, des hipsters et des gens qui sont fraîchement arrivés au pays. Sans faire d’étude exhaustive, je me doute bien que tout ce beau monde ne vient pas chercher son panier de denrées seulement pour améliorer le sort de la planète. J’avoue que je suis gênée et un peu anxieuse. J’ai peur du regard que vont jeter les bénévoles sur moi. Je sors du gym, habillée de vêtements de sport. «Ai-je l’air assez dans le besoin?», que je me demande. Je suis accueillie par des gens aussi souriants que typiquement bénévoles. Je suis surprise d’arriver devant une telle abondance de denrées. On me tend un sac déjà préparé, auquel je peux ajouter des viennoiseries et d’autres articles. C’est carrément l’opulence. Pas surprenant quand on sait la quantité effarante de nourriture qui est jetée directement aux ordures chaque semaine. Nourriture qui est par ailleurs comestible, puisque nous, pauvres ou écolos, trouvons une façon de nous en délecter. Contrairement à ce que j’imaginais, je n’ai pas eu l’impression d’être une transfuge; seulement une personne qui, d’une part, ne gagne pas un salaire à tout casser et, d’autre part, abhorre notre industrie alimentaire gaspilleuse, bourrée de plastique et profondément inéquitable.

Plusieurs croiront probablement que mon panier de denrées est composé essentiellement de conserves de viande séparée mécaniquement et de pâtes alimentaires. Mais non, c’est beaucoup plus que ça. Ceux qui ont déjà zieuté la section des fruits et légumes fatigués, vendus à 50 % de rabais à l’épicerie, comprennent que les produits frais ont une durée de vie bien plus importante que celle qu’on leur attribue. C’est ce qui me permet chaque semaine de manger des aubergines, des tomates, des agrumes, des petits fruits, des pommes (qui ont des ecchymoses), des saucisses végétariennes, du fromage cottage, des céréales et, surtout, ma tant aimée laitue. Soit dit en passant, il suffit de plonger la laitue dans l’eau froide quelques minutes et de la remettre au frigo pour que les cellules des feuilles redeviennent turgescentes.

Ce réaménagement de mes habitudes alimentaires m’a fait économiser des dizaines — voire des centaines — de dollars chaque semaine (allô, l’inflation!). En attendant que je devienne officiellement une riche infirmière soumise au temps supplémentaire obligatoire, ce modèle me convient et je tente de convaincre le plus grand nombre de personnes, tous portefeuilles confondus, de revoir leurs façons de faire. Et éventuellement, ça deviendra un peu moins dramatique d’acheter une livre de beurre à 7,99 $. 

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