Chaque jour, en me rendant à l’université, j’observais la faune hétéroclite que formaient les travailleuses du sexe et leurs clients. J’étais timide – je le suis encore! –, mais fascinée par les humains. Certaines des femmes faisaient le trottoir devant leur appartement, où elles vivaient avec leurs enfants, et ramenaient les clients chez elles; d’autres se postaient sur un coin de rue et partaient avec leur «John» vers des motels anonymes qui louent les chambres à l’heure. Captivée par cet univers étrange et quasiment mythique dont je ne connaissais rien mis à part ce que m’avait appris le film Pretty Woman et la chanson Dors Caroline, de Johanne Blouin, je découvrais le quotidien presque banal des travailleuses du sexe, leur réalité à mi-chemin entre émancipation et tragédie sans nom. Elles étaient jeunes, vieilles, de toutes les origines et de toutes les tailles, vêtues de talons hauts et de mini-jupes comme de cotons ouatés et de bottes de combat. Elles délimitaient leur territoire avec précision, et le défendaient avec force, si bien que l’une d’entre elles a été battue devant moi par sa voisine quand elle a traversé la frontière invisible en me suivant pour me quémander une cigarette. Leurs clients, pour leur part, étaient des hommes d’affaires, des pères de famille, de jeunes hommes et de vieux messieurs. Ils auraient pu être n’importe qui.

Chaque fois que j’apercevais l’une d’elles monter à bord de la voiture d’un client, je me demandais si c’était la dernière fois que je la voyais. J’aurais aimé connaître leurs histoires, mais je n’osais pas poser de questions. Le tabou était trop fort, mais je me sentais, en quelque sorte, proche d’elles. J’ai vécu une jeunesse très difficile, comme plusieurs enfants de la DPJ. J’ai été ballotée d’une famille d’accueil à une autre. Si j’avais grandi en ville, j’aurais très bien pu devenir l’une d’entre elles. À force de les côtoyer, mes préjugés se sont déconstruits. Pour moi, elles étaient des êtres humains à l’existence particulière, méconnue, et je brulais d’envie de mieux les comprendre.

J’imagine que c’est cette fascination qui m’a poussée, un jour, à monter dans la voiture d’un client. Comme ça, sur un coup de tête.

Je marchais vers la maison après un cours lorsqu’un homme en voiture a ralenti à ma hauteur, et m’a demandé si je voulais monter. Compte tenu du quartier, ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait. J’avais pris l’habitude de répondre avec aplomb qu’on me laisse tranquille. Mais, ce jour-là, j’ai regardé tout autour; aucune des filles n’était dans les parages. Il n’y avait que moi et cet homme, dans la trentaine, qui ressemblait énormément au personnage du gardien de prison Pornstache dans la télésérie Orange is the New Black. Il disait être travailleur social et se prénommer Marco. Sans trop y réfléchir, j’ai pris place dans sa voiture et il a roulé en direction du boulevard où se trouvaient les motels de passe. Quand nous sommes arrivés à destination, il s’est stationné et est parti vers la réception, pendant que je l’attendais dans l’auto, dans une sorte d’état second. J’étais à la fois terrifiée, curieuse et… un peu excitée. La chambre du motel était ultra-clichée, peinte en rouge avec des miroirs au plafond. Nous avons eu une relation sexuelle d’environ trente minutes, tout ce qu’il y a de plus banal, comme celle que j’aurais pu avoir avec un homme de mon âge rencontré dans un bar, quelques minutes plus tôt. Je me souviens m’être dit que plusieurs de mes amants m’avaient fait sentir beaucoup plus utilisée. Il était propre, il a mis un condom, mais ma tête n’y était pas complètement, parce que j’avais peur et que je restais prête à m’enfuir au moindre dérapage. Bien que l’idée d’être payée et à la merci d’un étranger m’excitait, je ne peux pas dire avoir ressenti de plaisir en tant que tel. J’étais beaucoup trop troublée.

Après l’acte, nous sommes retournés à sa voiture. Sur la banquette arrière, il y avait cinq ou six sacs d’épicerie pleins à craquer, car il était passé faire ses emplettes avant de venir «se chercher une fille». Il m’a proposé de me servir. «Est-ce que tu as besoin de nourriture? Prends-toi des trucs, si tu veux.» J’ai refusé. De retour à l’endroit où il m’avait embarquée, il m’a tendu 80 $ et je suis sortie de l’auto. Devant moi, la fille à qui appartenait le territoire me fixait d’un air confus et irrité. Je lui ai donné 60 $ en lui disant simplement «Pose pas de questions, c’est une longue histoire!» Puis je me suis enfuie en courant. Derrière moi, je l’ai entendue crier «Attends! Je veux juste te parler!», mais je ne me suis pas retournée. Je ne l’ai plus jamais revue. Je n’ai jamais répété l’expérience. Et je ne me suis jamais sentie salie par cette aventure d’un soir.

Par la suite, j’ai beaucoup réfléchi aux raisons qui m’ont poussée à vouloir assouvir ma curiosité et à ce que j’ai appris de mon expérience. Outre la petite partie de moi qui entretenait le fantasme d’être payée pour coucher avec un homme, je crois que je tentais surtout de comprendre ce monde qui aurait facilement pu devenir le mien. Je devais vérifier, d’une certaine façon, si j’y avais ma place.

Aujourd’hui, je travaille en sciences humaines. Un sociologue que j’aime beaucoup dit que peu importe combien d’observations on récolte en étudiant des peuples et leurs coutumes, la seule façon de leur donner un sens est de participer, de s’intégrer. Mon expérience secrète n’a pas été particulièrement révélatrice, et je ne peux pas prétendre avoir compris toute la réalité des travailleuses du sexe en une demi-heure. Cependant, elle m’a fait prendre conscience qu’au-delà des clichés et des tabous, ces femmes sont avant tout des personnes, et non des créatures mystérieuses évoluant dans un monde à part. En les écoutant davantage au lieu de les forcer à vivre en marge, nous aurions tous beaucoup à y gagner.