J’ai trois fils. Charles a 13 ans, Alexandre, 11 ans, et Félix, 4 ans. Alexandre est différent. Il est atteint d’une maladie du sang, l’anémie de Blackfan-Diamond, et souffre d’un retard de développement global. Durant de nombreuses années, son état m’a tant pesé que je suis devenue profondément malheureuse. Mais au moment où j’ai vraiment touché le fond, c’est lui qui m’a permis de reprendre les rênes de mon existence.

J’avais 26 ans lorsqu’il est né. J’avais vécu une grossesse tout à fait normale et je ne me doutais pas que j’étais en train de donner la vie à un être aussi fragile. Jusqu’à ce qu’on le dépose dans mes bras pour la première fois. Il était bleu, trop bleu. J’ai tout de suite paniqué. «Ne vous inquiétez pas, c’est normal. Vous avez un petit garçon en santé!» m’a-t-on dit. Ah bon. Pourtant, plus je l’observais, plus sa physionomie et son visage me semblaient singuliers. Il ne ressemblait pas aux autres nouveau-nés, et j’avais le pressentiment que quelque chose ne tournait pas rond.

À six semaines seulement, Alexandre a été hospitalisé pour la première fois. On venait de déceler que son coeur était défaillant. Les médecins, qui n’écartaient pas la possibilité d’un cancer, lui ont fait subir une batterie de tests. C’est ainsi qu’ils ont été en mesure de nous donner un premier diagnostic, celui de l’anémie. Sa moelle épinière ne produisait pas assez de globules rouges. Il allait avoir besoin de transfusions sanguines toute sa vie. Malgré cette triste annonce, son père et moi étions soulagés: au moins, ce n’était pas l’infâme crabe! Nous étions néanmoins conscients que nos vies venaient de prendre un tournant. Désormais, toutes les trois semaines, il allait falloir que nous passions deux jours à l’hôpital Sainte-Justine pour qu’Alexandre y reçoive un kilo de sang par transfusion.

 Nous accusions encore le coup quand, à sept mois, notre fils a été atteint d’une vilaine grippe au cours de laquelle sa fontanelle a enflé. À l’hôpital, les spécialistes nous ont tout de suite fait comprendre que ce gonflement des espaces membraneux entre les os de son crâne ne présageait rien de bon. Ils ont soumis Alexandre à un test de résonance magnétique. C’est là que le couperet est tombé. Les résultats de l’examen étaient accablants: notre garçon souffrait de malformations du cerveau. Il avait un lourd retard de développement intellectuel et physique. «Votre fils ne pourra jamais parler ni marcher», nous a-t-on appris. En une seconde, tout a basculé. Le choc a été immense. J’ai arrêté d’exister et de m’accorder la moindre importance. J’ai décidé que je consacrerais dorénavant toute mon énergie à mon garçon.

Ç’a été le début d’une longue chute. Bouleversée, sans ressource et désillusionnée, j’avais l’intime conviction que personne ne pouvait comprendre ma détresse et qu’en tant que mère, j’avais lamentablement échoué. J’étais rongée par la honte et la culpabilité: je n’avais pas mis au monde un enfant en santé. Comme si l’état de mon fils était forcément de ma faute…

Peu à peu, je me suis repliée sur moi-même. J’ai arrêté de rire. Je suis devenue fade et amère. Je refusais de partager mes craintes et mes frustrations avec quiconque. Je n’en parlais pas avec les membres de ma famille, qui me tendaient pourtant la main. Je n’en disais rien à mon conjoint, que je me suis mise à réprouver. Les couples qui ont des enfants malades s’en trouvent souvent fragilisés. Ç’a été notre cas. Je crois qu’il est typiquement maternel de s’abandonner totalement, de tout donner à son enfant quand on sent qu’il a besoin de nous. Les pères, eux, ne vivent pas forcément ce genre de situation de la même façon, ce qui est tout à fait normal. Mais à l’époque, je n’avais pas le recul nécessaire pour le comprendre. J’aurais voulu que le papa d’Alexandre réagisse exactement comme moi, qu’on pleure ensemble. On a fini par se séparer, peu après le deuxième anniversaire d’Alexandre.

 

Les années ont passé et, malgré le début d’une nouvelle relation amoureuse avec l’homme qui allait devenir le père de Félix, j’ai continué de m’isoler. Quand Alexandre a commencé à aller à l’école, on nous a conseillé de constamment faire des tests médicaux. L’année de ses sept ans, on a appris qu’il souffrait d’hyperactivité. Un an plus tard, on nous a annoncé qu’il était également atteint d’épilepsie. Deux nouvelles secousses dans ma vie. J’avais l’impression que ça ne s’arrêterait jamais, qu’on découvrirait toujours d’autres maux et qu’il me faudrait perpétuellement apprendre à apprivoiser ces menaces supplémentaires.

Lentement, ma peine a fait boule de neige. Il y a un an, la crise que je vivais a atteint son point culminant. Je me suis temporairement séparée du papa de Félix et j’ai vécu des déceptions professionnelles. Les maux d’Alexandre me semblaient plus difficiles à supporter que jamais. Je m’engouffrais dans la tristesse. Un peu à l’aveuglette, je me suis inscrite à un cours de développement personnel qui, contre toute attente, a changé ma vie. J’y ai pris conscience du fait que, malgré tout l’amour que je pouvais porter à mon fils, je le traînais comme un boulet qui m’empêchait d’avancer. Ç’a été difficile d’admettre que je ressentais quelque chose d’aussi dur à l’égard d’un être que j’aimais tant! Manifestement, il était temps que je change ma vision des choses.

 

Alexandre est un cadeau, pas un échec. Même si, à 11 ans, il a la taille d’un enfant de 7 ans et environ 5 ans d’âge mental. Même s’il n’a aucune notion du temps qui passe. Même s’il n’écrira jamais, ne comptera jamais, ne partira probablement jamais de la maison. Malgré tout ça, c’est un gagnant. Les médecins nous avaient annoncé qu’il ne parlerait et ne marcherait jamais. Eh bien, aujourd’hui, il chante à gorge déployée et court à toute vitesse!

J’ai décidé de suivre son exemple. Il avait été si persévérant toutes ces années que je n’ai pas eu d’autre choix que de sortir à mon tour de ma léthargie et de découvrir celle que je pouvais encore devenir. Je me suis souvenue que j’avais longtemps voulu être conférencière. J’ai toujours rêvé de parler de motivation et d’espoir aux gens, mais je croyais n’avoir aucun message à transmettre. Et pourtant, j’en avais un, message. C’était celui que j’avais appris d’un garçon affectueux et toujours de bonne humeur, même lorsqu’il lui était difficile de se lever et d’avancer. J’ai compris, grâce à lui, qu’il est possible de réaliser ses rêves, même quand la vie nous met des bâtons dans les roues. J’ai quitté mon emploi et j’ai sauté dans le vide, sans filet ni parachute. Depuis que je suis devenue conférencière, ma relation avec Alexandre est au mieux.

Je me suis enfin rendu compte que la seule chose dont il ait réellement besoin, c’est une mère heureuse et épanouie. Ensemble, on continue notre chemin. Bien sûr, quand je me projette dans l’avenir, je m’inquiète de son sort. Si je meurs, si son père meurt, que va-t-il devenir? Son espérance de vie est un peu plus courte que la nôtre, et même si ça me bouleverse de l’envisager, j’espère qu’il partira avant nous. Parce que je ne veux pas qu’il se retrouve seul au monde quand nous ne serons plus là. Et je ne veux pas non plus qu’il devienne un fardeau pour ses frères. Sa mort, c’est une possibilité à laquelle je me prépare continuellement. Vivre avec un enfant comme Alexandre, c’est faire face à toutes sortes de petits et grands deuils, jour après jour. À chaque nouveau diagnostic. Chaque fois qu’on pense à l’avenir.

Quand ça devient trop difficile, je prends le temps de me laisser toucher par sa force. Par ce petit homme qui déplace les montagnes sur sa route, qui a toujours le coeur à rire et qui ne s’inquiète absolument pas de ce que demain lui réserve.

Vous vivez une histoire particulière et aimeriez la partager avec nos lectrices? Un journaliste recueillera votre témoignage. Écrivez à Martina Djogo, ELLE QUÉBEC, 2001, rue University, bureau 900, Montréal (Québec) H3A 2A6. Courriel: [email protected].

 

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