Dès la naissance, ma soeur et moi avons été fusionnelles. Ça pourrait paraître normal, puisque nous sommes des jumelles monozygotes. Copie conforme l’une de l’autre, nous partageons le même ADN, et bien plus encore: durant toute notre enfance, nous nous sommes habillées de façon identique, nous avons pratiqué les mêmes activités, fait les mêmes rêves et affronté les mêmes défis.

Notre vie de famille était toutefois très difficile. Pour une raison que je n’ai jamais comprise, notre père ne nous aimait pas autant que notre frère et notre soeur cadets. Lorsque notre présence ne le laissait pas complètement indifférent, elle l’irritait franchement. Je sais que beaucoup d’enfants se sentent mal aimés par leurs parents, et qu’il s’agit souvent d’un sentiment irrationnel, mais que devions-nous penser lorsque les nôtres partaient en vacances sans nous, accompagnés uniquement de notre frère et de notre soeur?

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Au lieu de confronter mon père pour son manque d’amour à notre égard, ma mère essayait de compenser sans qu’il le sache. Lorsqu’elle le trouvait injuste, elle se rattrapait en nous donnant davantage d’argent de poche, par exemple. Comme si l’argent pouvait tout régler… Pour ma soeur et moi, notre famille, notre monde, se résumait à nous deux. C’est peut-être ce qui dérangeait tant mon père… et c’est certainement ce qui agaçait aussi profondément nos camarades de classe. Dire que nous avions peu d’amis à l’époque serait un euphémisme. Nous n’en avions aucun, et nous étions chaque jour victimes de moqueries, d’insultes et de méchancetés. Je crois que ce rejet était surtout dû au fait que nous formions un tout parfaitement uni: quand l’une de nous faisait quelque chose de mal, c’était «les jumelles» qui écopaient.

Je ne sais pas comment nous aurions survécu à notre enfance si nous n’avions pas été là l’une pour l’autre. Ma soeur était ma balise, ma bouée. La seule à qui je pouvais avouer que si la vie n’allait pas bientôt mieux, à 20 ans, je me tuerais.

Pressé de se débarrasser de nous, notre père nous a acheté un condo à Montréal dès notre majorité. Je crois que nous aurions toutes les deux préféré un mot d’amour de sa part plutôt que les clés d’un appartement, mais nous nous étions fait une raison. Nous avons donc emménagé ensemble, et comme nous nous intéressions aux mêmes choses, nous nous sommes inscrites au même programme à l’université et nous avons créé notre propre petite entreprise ensemble. Brusquement, notre vie s’est transformée. Pour la première fois, nous avons commencé à avoir des amis chacune de notre côté. Et c’est à ce moment-là, alors que nous émergions enfin de notre cocon isolé, que les choses se sont détériorées…

Tout d’un coup, je remarquais que ma soeur me dictait toujours ce que devais faire. J’en ai eu marre d’être parfaitement docile, marre de toujours lui obéir. De son côté, Marie-Julie ne comprenait pas pourquoi je me rebiffais. Parfois jalouse de mes amies, elle se sentait mise à l’écart et percevait mon besoin de m’éloigner d’elle comme un abandon.

Au fil du temps, nos disputes sont devenues de plus en plus fréquentes. Nous nous sommes mises à nous engueuler pour tout et pour rien: les travaux ménagers, un retard, un détail de gestion… Il y avait toujours un prétexte pour que nous nous lancions nos quatre vérités en plein visage. Plus question pour nous d’échanger nos secrets! L’une les aurait utilisés contre l’autre à la moindre querelle. Les munitions ne nous manquaient pas: la vingtaine d’années que nous avions passées à nous confier l’une à l’autre nous permettait de dire des choses qui blessaient à coup sûr. Et quand les mots ne suffisaient plus, nous nous battions. Je suis allée jusqu’à menacer Marie-Julie avec une chaise, et même à la mordre jusqu’au sang.

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Comme nous ne nous supportions plus, Marie-Julie est retournée vivre chez nos parents. De mon côté, j’ai décidé de ne plus avoir de contact avec elle. Même les échanges que nous étions forcées d’avoir au sujet de la compagnie se faisaient par l’entremise de quelqu’un d’autre! Nous étions devenues des étrangères. Pire encore, des ennemies. J’aurais voulu changer de visage pour ne plus lui ressembler…

Durant cette guerre froide, nous avons toutes les deux traversé la même épreuve – signe que nous restions inextricablement liées malgré nous! Nous sommes toutes les deux tombées enceintes par accident, à quelques mois d’intervalle. Toutes les deux, nous avons décidé de nous faire avorter. Je n’ai pas été là pour soutenir Marie-Julie, et elle n’a pas été présente pour moi non plus. Ce dernier coup a été de trop pour moi. J’ai sombré dans une très grave dépression et j’ai tenté de me suicider.

On m’a prescrit des antidépresseurs ainsi qu’une thérapie. Peu à peu, j’ai recommencé à faire des choses, à suivre mes cours, à voir des gens. Bref, à vivre. La dernière étape que j’avais prévue pour mon rétablissement était de reprendre contact avec ma soeur, à certaines conditions. Elle ne devait plus me dire quoi faire ni me tenir pour acquise. De mon côté, je devais cesser de me laisser faire et poser mes limites. Marie-Julie avait elle aussi entamé une thérapie après son avortement. Le travail qu’elle a fait avec sa psychologue a été crucial pour la suite de notre relation. Elle a compris énormément de choses de son côté, et moi du mien.

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Nous avons repris contact, avec précaution. Un mois plus tard, j’ai appris que j’étais de nouveau enceinte. Cette fois, ma soeur est la première personne que j’ai appelée. Elle est venue me chercher et nous avons passé la journée ensemble. J’étais stressée, sous le choc. Je ne comprenais pas comment ça avait pu m’arriver, moi qui utilisais systématiquement des contraceptifs avec mon chum… Je repensais surtout à mon avortement précédent et aux conséquences désastreuses qu’il avait eues sur ma vie. Marie-Julie comprenait parfaitement mon tourment. J’ai senti que je pouvais compter sur elle pour la première fois depuis longtemps, et ça m’a fait un bien fou. Je savais que, quoi que je fasse, elle serait là pour moi. Le soir même, mon copain et moi avons décidé de garder le bébé.

Quelques semaines plus tard, c’était au tour de ma soeur de me téléphoner pour m’annoncer qu’elle était enceinte. Pour elle aussi, la grossesse était un accident. Encore une de ces drôles de coïncidences dont nous avions le secret! Mais son conjoint à elle était formel: pas question de garder l’enfant. Nous avons longuement discuté de la décision à prendre. Je lui ai assuré que je serais à ses côtés quoi qu’il arrive. J’avais du mal à rester totalement objective: j’étais follement heureuse d’être enceinte moi-même et je savais à quel point ma soeur souhaitait garder son bébé et partager cette expérience avec moi… Malgré tout, elle a décidé de se faire avorter.

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Quand elle a eu à passer une échographie pour dater le début de sa grossesse, je l’ai accompagnée à l’hôpital. Nous nous attendions à ce qu’elle soit enceinte de cinq semaines, six tout au plus. Quel n’a pas été notre étonnement lorsque l’infirmière nous a annoncé que le bébé était âgé de 17 semaines et quelques jours! Deux semaines seulement séparaient nos grossesses surprises! Il n’était plus question pour ma soeur de se faire avorter. Devant sa détermination, son chum a eu besoin d’un moment de réflexion, mais il a finalement embrassé entièrement son rôle de futur papa.

Ç’a été très agréable d’être enceintes en même temps. Nous avons vécu de nouveau les mêmes choses, traversé les mêmes étapes, à 15 jours d’intervalle. Nous aurions aimé accoucher en même temps aussi, mais j’ai mis ma fille au monde 15 jours précisément avant que Marie-Julie donne naissance à son garçon.

Aujourd’hui, nous sommes toutes les deux d’heureuses mamans. Notre relation n’est plus ni malsaine ni fusionnelle. Si nous décidons de nous parler tous les jours, c’est par choix et par plaisir; pas pour combler un manque ni par obligation. La seule chose qui a changé? Nous faisons maintenant plus attention l’une à l’autre parce que nous savons que le lien qui nous unit ne doit plus jamais être tenu pour acquis.

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