Mon existence a basculé un 3 janvier, après les Fêtes de fin d’année. Mon fils, qui avait alors six ans, était en visite chez sa mère, qui habitait à 200 kilomètres de chez moi. Quand le téléphone a sonné, j’ai immédiatement reconnu la voix d’Agnès, mon ex. Entre ses sanglots, j’ai compris qu’Alexis était à l’hôpital et que les médecins ne lui donnaient pratiquement aucune chance de survie. Je devais le rejoindre de toute urgence pour lui faire mes adieux.

Encore aujourd’hui, je ne me souviens pas de ce qui s’est passé entre le moment où j’ai raccroché le téléphone et celui où je suis arrivé au chevet de mon fils. Si j’avais pris le temps de penser, de réfléchir, les émotions m’auraient terrassé. J’aurais compris alors que j’allais perdre celui qui m’avait appris l’amour, celui qui m’avait montré qu’on pouvait être «quelqu’un pour quelqu’un d’autre»…

Enfant, j’étais prisonnier d’une éducation rigide: noyé dans la bienséance, soûlé de qu’en-dira-t-on, asphyxié de «bien-pensance»… Je vivais en permanence avec l’impression d’étouffer, le sentiment insidieux d’être sur le point d’imploser. Ce n’est que très tard, à la fin de l’adolescence, que cette sensation m’a quitté: lorsque j’ai explosé. Prêt à n’importe quoi pour sortir du carcan familial, j’ai, comme beaucoup d’autres, pensé trouver la liberté dans les drogues et l’alcool. Mais cette liberté que j’espérais tant n’aura été, tout au plus, qu’une évasion de courte durée. Lorsque je me suis rendu compte que j’avais fui une prison pour me réfugier dans une autre, il était trop tard: j’étais déjà accro. Après quelques années de dérive, j’ai tenté de reprendre ma vie en main. Le sevrage s’est avéré difficile. Agnès, ma compagne, continuait de consommer et moi, je manquais de motivation. Sans croire à ce genre de choses, sans avouer que j’avais besoin d’aide, j’attendais un signe de la vie. J’attendais quelqu’un. C’est Alexis qui est arrivé. Un parfait petit bébé qui avait mes yeux.

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Comment m’occuper de lui alors que j’avais déjà de la peine à m’occuper de moi-même? Je n’avais pas le choix: je me suis découvert des capacités jusque-là inconnues, j’ai appris sur le tas et… je suis devenu sobre. Agnès, de son côté, n’était pas prête à affronter de telles responsabilités. Elle nous a quittés, le bébé et moi, et s’est installée à deux heures de route de chez nous. Seul avec mon enfant, j’ai tenté de combler le manque de sa mère et de jouer au mieux mon rôle de père, pour faire en sorte qu’Alexis s’épanouisse et que nous vivions tous deux la meilleure vie possible… Une vie, qui, en un coup de fil, venait de voler en éclats.

À l’hôpital, j’ai appris que mon fils venait d’être frappé par une violente méningite. Les médecins n’avaient que très peu d’espoir. Durant les jours qui ont suivi, je suis resté en permanence à son chevet. Je mangeais à peine, je ne dormais pas, je refusais de quitter la chambre plus de quelques minutes… Devant un diagnostic si funeste, je n’espérais pas qu’Alexis se réveille: je refusais simplement qu’il meure sans que je sois à ses côtés.

Mais mon petit homme luttait pour sa vie. Les médecins devaient l’amputer de ses deux jambes et d’une partie de ses doigts pour empêcher la maladie de se propager, mais il continuait à vivre. Chaque opération m’enlevait mon garçon, petit bout par petit bout, mais au moins, il s’accrochait toujours…

Après de nombreuses interventions chirurgicales, les médecins m’ont annoncé qu’on ne craignait plus pour la vie d’Alexis. Ça ne voulait pas dire que notre épreuve était finie. Lorsqu’il est sorti de son coma provoqué, mon fils souffrait énormément, malgré les médicaments qu’on continuait à lui administrer. Une bactérie attrapée à l’hôpital lui a fait perdre plus de la moitié de sa peau, et il a dû subir de nombreuses greffes. Lorsque je regardais ce qui restait de mon fils, si fragile et si pâle étendu dans son lit, je remerciais le ciel, la vie, la chance ou le destin de me l’avoir laissé. Mais lorsque je pensais à son avenir… je préférais vite effacer de mon esprit les images qui s’y bousculaient.

J’ai essayé de cacher le plus longtemps possible à Alexis qu’il avait perdu ses jambes. Pendant deux jours, je cherchais la meilleure façon de le lui dire, mais je ne trouvais aucune phrase moins mauvaise que les autres. Lorsqu’il a fini par me demander ce qui était arrivé, je lui ai dit qu’il avait été très malade et que ses jambes n’avaient pas survécu, mais que lui, oui. Je lui ai expliqué ensuite qu’il pourrait tout de même marcher, grâce à des prothèses mécaniques.

Il m’a demandé: «Comme un petit robot?

– Oui, comme un petit robot.

– Ah! cool!»

Durant les quatre mois qui ont suivi, où l’état de mon fils ne lui permettait pas d’être transféré dans un hôpital plus près de la maison, je partais du chevet d’Alexis et je faisais chaque jour deux heures de route pour aller m’occuper de l’atelier de mécanique que je possédais, non loin de chez moi. L’épreuve s’était révélée trop difficile pour Agnès, qui m’avait encore une fois laissé y faire face seul. Cela dit, je recevais énormément de soutien de la part de mon entourage. Un ami avait fait un appel dans les médias pour qu’on nous vienne en aide. La réaction du public a été inespérée: les gens nous ont envoyé de l’aide financière, des lettres d’encouragement, et certains ont même proposé de me conduire jusqu’à l’hôpital après ma journée de travail pour que je dorme dans la voiture! Encore aujourd’hui, je suis profondément reconnaissant pour les gestes désintéressés de tous ces inconnus que notre histoire a émus.

Quant à moi, j’essayais de tenir les émotions à distance et de me concentrer uniquement sur ce que j’avais à faire. Dès que mon esprit divaguait, dès que je repensais à l’avenir, je ramenais mes pensées vers ici, vers maintenant: «Je suis au volant de ma voiture, je roule vers Ottawa, il y a un panneau sur le bord de la route…» Je me disais que je m’arrangerais bien avec mes sentiments plus tard.

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Presque un an jour pour jour après le début de sa maladie, Alexis est enfin sorti de l’hôpital. Reprendre le quotidien n’a pas été facile pour moi: je devais être à la fois papa, mécanicien, patron, infirmier, chauffeur de taxi, psychologue… et mes journées n’étaient pas assez longues ni mes épaules assez solides pour supporter le poids de toutes ces casquettes. J’ai réussi à jouer le rôle du superhéros jusqu’à ce que tout aille mieux. Après quelque temps, nous avons fini par atteindre un certain équilibre.

À ce moment-là, j’aurais pu me permettre de m’arrêter et de me reposer enfin. J’aurais pu profiter du semblant de stabilité que nous avions fini par trouver. C’est pourtant là, ironiquement, que j’ai sombré dans une dépression. Les émotions que j’avais si bien refoulées m’ont rattrapé pour me poignarder dans le dos. J’avais l’impression d’être à bout de forces. Même les gestes les plus simples me semblaient un obstacle insurmontable.

Pour m’en sortir, j’ai dû apprendre à tout redéfinir. Je me suis rendu compte que j’étais sur le mode «pilote automatique» bien avant la maladie de mon fils, soit quand je m’étais donné comme tâche d’être tout pour lui. Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas endormi ma peine, mes angoisses, mes colères. J’ai appris à parler, à m’exprimer, à ne pas m’oublier. J’ai enfin troqué le moule du «gars responsable qui s’occupe de tout le monde» pour l’habit du «gars vrai»: il était temps de m’arrêter et de me demander qui j’étais.

Aujourd’hui, Alexis est un préadolescent comme les autres, qui aime faire du vélo et jouer aux jeux vidéos. De mon côté, j’ai finalement compris que, pour m’occuper au mieux de ceux que j’aime, il fallait également que je m’occupe de moi. Je ne suis plus celui que j’étais avant la maladie tragique de mon fils, cet homme superficiel qui, jeune, poursuivait le rêve un peu ridicule de posséder un jour son propre hélicoptère. Je sais maintenant que les choses qui ont le plus de valeur ne s’achètent pas. Désormais, Alexis et moi, nous continuons de courir notre marathon et d’apprendre chaque jour de nouvelles choses. Pour moi, c’est ça, la belle vie.  

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