Bonjour, je m’appelle Julie. Je suis à la recherche d’une soeur que j’ai perdue de vue depuis plus de 20 ans. Est-ce que c’est toi?» Lorsque j’ai lu ce message sur Facebook, j’étais en train de fêter mes 30 ans avec mon beau-père et ma mère, à Punta Cana. Assise dans le lobby de l’hôtel, je me suis sentie paralysée par le choc, l’émotion… Tout à coup, mon enfance m’est remontée dans la gorge. J’avais cinq ans lorsque ma mère a quitté mon père, un homme violent et foncièrement méchant. Puisque j’étais le seul levier qu’il lui restait pour la faire souffrir, il est allé de procès en procès, de mensonge en mensonge, pour lui retirer ma garde. Découragée, brisée et à bout de forces, ma mère n’a pas eu d’autre choix que de renoncer à moi et d’essayer de refaire sa vie de son côté.

Mon père, quant à lui, était incapable de prendre soin de lui-même et encore moins de moi. Il n’a pas tardé à se remarier avec Danièle, qui, trois ans plus tard, lui a donné une splendide petite fille, Julie.

J’ai aimé ma soeur dès le premier regard. Je me suis fait la promesse de m’en occuper, de la protéger, de la chérir: bref, de lui offrir tout ce dont on m’avait privée.

 

Puisque mon père était sans emploi, Danièle travaillait énormément pour subvenir à nos besoins. Elle n’était jamais là et mon père, lui, était totalement irresponsable: c’est donc moi qui, à huit ans, avais la responsabilité de prendre soin du bébé. Une tâche que je prenais très à coeur: dès la fin des classes, je me dépêchais de rentrer à la maison, car mon père abandonnait Julie pour aller boire dans un bar. Je la retrouvais, seule, couchée ou assise dans son parc, rayonnante lorsqu’elle me voyait passer la porte. Cette expression de bonheur, de joie et de confiance, elle me la réservait à moi. Peut-être parce que j’étais la seule personne de la maison qui ne la maltraitait pas, que ce soit à force d’absences ou à coups de ceinture.

Chez nous, en effet, les sévices étaient monnaie courante. Mon père se fâchait pour un rien, et c’était évidemment sur sa femme et ses filles qu’il passait ses frustrations. Un jour où il a frappé plus fort que d’habitude, Danièle nous a emmenées dans un foyer pour femmes et enfants battus. Là-bas, j’ai pensé que c’était fini, que nous étions enfin à l’abri de lui. Mais comme je ne voulais pas porter plainte officiellement contre mon père et que ma belle-mère n’était pas ma tutrice légale, on m’a renvoyée à la maison. Danièle et Julie sont restées au centre.

J’ai vécu l’enfer, seule avec mon père. Mais même si je souffrais sous ses coups et pleurais sous ses insultes, j’éprouvais au moins la satisfaction de savoir que Julie, elle, était en lieu sûr. Sauf que, quelques jours plus tard, Danièle est revenue à la maison, comme il arrive souvent aux femmes violentées de le faire… et tout est redevenu comme avant.

 

L’année de mes neuf ans, l’histoire s’est répétée. Il y a eu des coups plus forts que d’habitude, et nous nous sommes de nouveau retrouvées au foyer d’accueil. Mais cette fois, j’aurais préféré mourir plutôt que de retourner vivre avec mon père! J’ai décidé de porter plainte. La peur de me retrouver à nouveau seule avec lui était trop grande. J’ai tout raconté, en prenant soin d’expliquer que ma petite soeur subissait les mêmes traitements que moi. Il fallait que je nous sorte de là. Puisque sa mère n’avait pas la force de nous protéger, je devais le faire! Avec toute la candeur qui me restait, j’ai remis notre sort entre les mains des autorités.

Grâce à ces accusations, ma mère a obtenu ma garde. Lorsqu’elle est venue me chercher au foyer, quelques jours plus tard, j’ai croisé Danièle et Julie dans l’escalier. Je leur ai dit au revoir comme j’aurais dit «bonne nuit, à demain». Dans la voiture qui m’amenait chez ma mère, pour la première fois de ma vie, j’ai osé rêver d’un avenir meilleur, loin de mon père. J’avais parlé, quelqu’un allait faire quelque chose pour nous aider, ma soeur et moi. Nous allions enfin avoir le droit d’être des enfants.

J’ignorais alors qu’il me faudrait plus de 20 ans pour revoir le sourire de Julie.
Pour une raison qui m’échappe encore aujourd’hui, ma belle-mère n’a pas porté plainte contre mon père. Quand je l’ai appris, j’ai été fâchée, évidemment. Plongée dans l’impuissance et l’incompréhension la plus totale, aussi. Moi, une enfant, j’avais tout fait pour nous sortir de cette situation. Pourquoi elle, une adulte, n’avait-elle pas pris le relai?

Parallèlement, ma mère et moi devions apprendre à nous apprivoiser. Ç’a été long et difficile: nous ne nous connaissions pas, et mon armure était, avec raison, dure à percer. Elle a finalement obtenu ma garde exclusive, après un procès éprouvant qui s’est conclu par une peine ridicule de deux mois de prison pour mon père. Lorsque à sa sortie il a déménagé dans l’est du pays avec Danièle et Julie, j’ai su que mon calvaire à moi était fini, mais que celui de ma petite soeur ne faisait que commencer.

«Je suis à la recherche d’une soeur que j’ai perdue de vue depuis plus de 20 ans. Est-ce que c’est toi?»

 

 

J’ai relu ce message encore et encore, paralysée sous le poids de 20 ans d’absence et de manque. Je me sentais coupable de ne pas avoir pu prendre soin de Julie comme je l’avais promis, de l’avoir laissée seule, de ne pas l’avoir protégée comme j’aurais dû. Je me souvenais des innombrables nuits passées sans dormir, à n’être la soeur de personne, à me demander si elle était morte ou vivante, si elle avait mal, si elle se souvenait de moi et si elle m’en voulait autant que je m’en veux encore…

J’avais évidemment pensé bien souvent à essayer moimême de la retrouver, mais chaque fois, toutes ces questions, ces peurs et ces doutes m’en avaient dissuadée. J’étais également terrifiée à l’idée que mon père sache où j’étais. La crainte, peut-être injustifiée, qu’il me retrouve, qu’il me fasse du mal, ou même qu’il me tue, était présente dans mon esprit, et le sera probablement toujours.

Nous avons d’abord échangé quelques courriels prudents. Était-ce bien elle? Était-ce bien moi? Agissait-elle de son propre chef, et non mandatée par cet homme méchant, avide de vengeance? Notre légère méfiance a très vite été abandonnée. Des messages textes et des coups de fil ont suivi, comme si nous ne nous étions jamais quittées. Au début, nous ne parlions que très peu du passé. Nous tâchions de rester positives; c’est d’ailleurs la règle que nous nous étions fixée. Tout ce que j’ai su, c’est que la troisième fois que sa mère a quitté le domicile conjugal a été la bonne: elles n’ont vécu que quelques années de plus avec mon père après mon départ. Quelques années qui ont suffi pour marquer ma soeur au fer rouge. Comme moi, elle est hantée par ces souvenirs douloureux, suspicieuse envers ceux qui tentent de s’approcher d’elle: on lui a volé son insouciance, sa capacité d’aimer sans méfiance.

La première fois que nous nous sommes rencontrées, c’était chez moi. Elle m’a appelée pour me dire qu’elle était devant la maison. Je ne me souviens pas comment j’ai fait pour ouvrir la porte. Mais lorsque j’ai vu Julie, ç’a été une évidence: notre lien n’était pas brisé, notre attachement restait intact. Je pensais pleurer lorsque nous nous sommes serrées dans les bras l’une de l’autre, mais mon corps a jugé que j’avais assez versé de larmes. J’étais simplement heureuse, entière à nouveau.

 

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