J’étais assise sur une chaise de plastique inconfortable dans la petite salle rose saumon du CLSC. Je venais à peine de passer le test, mais, au fond de moi, je connaissais depuis longtemps le résultat. «Pour l’avortement, voici comment ça fonctionne…» Le ton de l’infirmière était neutre. Son regard, vide. J’ai voulu savoir combien de temps il me restait pour prendre une décision.

Mais je n’avais que 14 ans et la question ne se posait pas. C’est du moins ce que croyait l’infirmière, et c’est aussi ce qu’a pensé ma mère quand j’ai finalement eu le courage de lui avouer pourquoi je vomissais tous les matins avant d’aller à l’école. Elle m’a fait monter dans sa voiture et m’a conduite directement chez le médecin, dans l’espoir que je mettrais un terme à ma grossesse sur-le-champ.

Encore aujourd’hui, je ne peux expliquer clairement ce qui m’a empêchée d’envisager l’avortement, mais plus les semaines passaient, moins il m’était possible de passer à l’acte. Malgré l’insistance de mon entourage et du corps médical, malgré l’incrédulité de ma mère face aux propos du docteur («Madame, on ne peut pas forcer quelqu’un à se faire avorter contre son gré»), je n’ai pas flanché. Je n’étais pourtant pas pro-vie, je n’éprouvais pas un désir pressant et précoce d’avoir un enfant… mais celui que je portais en moi, j’allais le tenir dans mes bras. C’était pour moi une certitude.

 

Et le père dans tout ça? Nicolas rejetait tout le poids de la décision sur mes épaules, en me disant que, peu importe ce que je ferais, il m’appuierait. C’était le premier garçon avec qui j’entretenais une relation sérieuse, mais je n’étais pas amoureuse – ni dupe – au point de choisir d’avoir ce bébé pour m’assurer que notre histoire se poursuivrait. Non. C’était autre chose… et j’étais bien incapable de l’expliquer.

Mon obstination à vouloir garder ce bébé a déçu tout le monde. Aux yeux de mon entourage, je mettais fin volontairement, à 14 ans, à ma vie d’enfant pour la consacrer à un autre. Adieu insouciance, adieu adolescence. Fini, les perspectives d’avenir, la brillante carrière que mes parents – qui avaient tous deux fait de longues études – avaient imaginée pour moi. Les filles-mères, c’est bien connu, n’arrivent jamais à rien et perpétuent souvent un cycle de pauvreté matérielle et intellectuelle avec leurs gamins. On me l’a fait comprendre lorsque j’ai assisté à un programme de suivi de grossesse destiné aux adolescentes.

À la maison, c’était le même discours. Il était hors de question que ma famille m’aide à m’occuper de mon nourrisson. J’allais devoir assumer seule les conséquences de mes actes… et de ma décision.

Lorsque mon ventre est devenu trop rond pour que je puisse affronter en toute sécurité la cohue dans les couloirs de ma polyvalente, je me suis retrouvée dans une école spécialisée où on accueille les filles-mères. Tous les jours, je devais faire le long trajet en transport en commun. Tous les jours, je restais debout: jamais on ne m’a cédé la place dans le métro ou dans l’autobus, alors que j’étais clairement enceinte. Souvent, on m’a lancé des regards durs, bardés de jugements.

Au printemps, j’ai accouché d’une fille en pleine santé. Nicolas était à mes côtés, et tout s’est bien passé. Quand j’ai enfin pris mon bébé dans mes bras, quelque chose a basculé en moi: soudain, j’ai ressenti un besoin pressant de protéger ce petit être, d’en prendre soin peu importe ce qu’il adviendrait de moi. J’étais encore une ado, mais j’étais aussi une maman. Pourtant, on ne semblait pas trouver que j’avais droit à ce statut. La femme avec qui je partageais ma chambre avait accouché d’un enfant trisomique et, une nuit, je l’ai entendue se plaindre que c’était injuste que moi, j’aie eu un bébé «normal», et pas elle.

 

À ma sortie de l’hôpital, je suis retournée vivre chez ma mère. J’allaitais et, à sa demande, je m’acquittais de mes tâches ménagères. Ma mère m’avait bien fait comprendre qu’après l’arrivée du bébé j’allais devoir continuer à faire ma part. Au bout de trois semaines, j’étais totalement épuisée physiquement et mentalement, au point qu’on a dû m’hospitaliser. C’est à ce moment-là que les services sociaux se sont penchés sur mon cas. De concert avec le travailleur social, ma mère et moi avons décidé qu’il était mieux que j’aille habiter ailleurs. Mes parents étaient divorcés depuis longtemps, et mon père a bien voulu m’accueillir chez lui.

Quelques semaines plus tard, il est parti s’installer à l’étranger et nous a laissé, à Nicolas et à moi, son appartement. Nous lui versions un loyer minime et vivions des prestations d’aide sociale auxquelles j’avais droit. Puis, Nicolas a terminé sa technique en informatique et trouvé un boulot: nous avons enfin pu nous passer des banques alimentaires. J’allais à mes cours le coeur plus léger, sans me préoccuper de ce que nous allions manger le soir ou de la façon dont nous allions boucler la fin du mois. Malheureusement, la compagnie pour laquelle Nicolas travaillait a fait faillite. Il a sombré dans une profonde dépression. Et il a fini par devenir violent avec moi. Je regrette que notre histoire se soit terminée ainsi, dans les pleurs, les ecchymoses et les sirènes de police. À 20 ans, je me suis retrouvée parfaitement seule avec Elise. Étais-je prête à affronter la monoparentalité? Je l’ignore. Ce que je sais, par contre, c’est que je n’avais pas le choix. Même si je n’ai jamais interdit à Nicolas de voir Elise, il a pratiquement coupé les ponts avec elle à la suite de notre séparation.

J’ai terminé mon bac, puis j’ai fait une maîtrise en sciences politiques, tout en travaillant à plein temps pour subvenir à nos besoins. Il a fallu que je trime dur, mais le jeu en a valu la chandelle: diplôme en poche, j’ai entrepris une carrière stimulante, tout en continuant de développer une relation privilégiée avec ma fille. Je me sens très proche d’Elise. Je m’efforce de cultiver ce lien précieux qui nous unit.

Avec le recul, je me rends compte que mon plus grand défi n’a pas été d’élever seule une enfant alors que j’en étais encore une moi-même. C’est plutôt le jugement, le mépris, le fait qu’on me condamne d’avance à une existence de misère qui ont été durs à avaler. Ç’a peut-être été mon moteur, ce qui m’a motivée à déployer une énergie monstre pour m’en sortir, mais, pour plusieurs filles qui se retrouvent dans la même situation que moi, c’est un obstacle de plus à franchir. Aujourd’hui, Elise a 14 ans.

C’est l’âge que j’avais lorsque je me suis retrouvée dans la salle rose saumon du CLSC. Évidemment, je ne souhaite pas que ma fille emprunte le même chemin que moi. Je suis capable d’admettre que ç’a été une expérience éprouvante, pour moi, mais aussi pour ma famille… et pour ma mère en particulier. Ensemble, nous apprenons encore à composer avec les conséquences que cette fameuse décision prise il y a 15 ans a eues sur notre relation. Mais je n’ai aucun regret, parce que je suis fière d’Elise, et fière de moi: si je suis devenue la femme que je suis aujourd’hui, c’est pour elle et grâce à elle.»

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