J’ai toujours pensé que j’étais de celles à qui tout réussit. Je suis née dans une famille aisée et affectueuse, une famille qui a cru en moi et qui m’a vivement encouragée dans mes études. Résultat: à tout juste 23 ans, je détenais une maîtrise en biochimie. J’en étais très fière. Grâce au soutien financier de mes parents, j’avais pu étudier sans avoir à multiplier les petits boulots ni à m’endetter. Ambitieuse, j’avais mille rêves, mille projets. En plus, j’étais follement amoureuse de Patrice, mon copain. J’étais une fille comblée, quoi! Mais ça, c’était avant. Avant que le ciel me tombe sur la tête…

C’était il y a cinq ans. Un matin, prise de violentes nausées, j’ai dû quitter le travail et rentrer chez moi en catastrophe. Le lendemain, même scénario. J’étais enceinte, comme l’indiquait clairement le test de grossesse que je venais de passer. J’étais sous le choc. Je ne me sentais vraiment pas prête à tout arrêter pour avoir un enfant, pas si vite! Je venais à peine de commencer à travailler dans un laboratoire de recherche réputé!

Quand j’ai annoncé la nouvelle à Patrice, il s’est montré enthousiaste. Mais pendant les semaines qui ont suivi, il a changé du tout au tout. Il est devenu irritable pour un rien; il n’arrêtait pas d’insinuer que notre qualité de vie diminuerait beaucoup à l’arrivée du bébé. Je ne le reconnaissais plus. À ma neuvième semaine de grossesse, j’ai fait une fausse couche. Tiraillée entre la peine et le soulagement, je me suis dit que tout redeviendrait comme avant. J’avais tort. Au lieu de nous rapprocher, Patrice et moi, cette perte nous a éloignés davantage. «Je me suis rendu compte que je ne t’aimais pas assez pour avoir un enfant avec toi», a-t-il laissé tomber froidement, quelques jours après que j’ai eu perdu le bébé. Comment pouvait-il me dire ça?

Il m’a quittée le lendemain, malgré mes larmes. J’ai pris quelques jours de congé pour récupérer. Mais de retour au travail, je n’arrivais pas à me concentrer. Je suis repartie en congé de maladie prolongé. Au bout d’un mois, j’ai tenté un retour, mais j’étais dépassée par la complexité du projet auquel je travaillais et en proie à des crises de panique. Si bien que j’ai perdu mon emploi. Dans la tourmente, je me suis fâchée contre mes parents qui me reprochaient «de me laisser aller et de gâcher ma vie». Pour eux, qui m’avaient toujours connue ultraperformante, j’incarnais désormais l’échec. J’avais soudain l’impression que leur amour était conditionnel à ma réussite. Après plusieurs discussions houleuses, j’ai coupé les ponts avec eux.

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Pendant près d’un an, j’ai galéré pour tenir le coup. J’ai fait de courts mandats de recherche ici et là, sans succès. Mes crises d’angoisse m’empêchaient de soutenir tout effort intellectuel. J’ai fini par accepter un poste bien en deçà de mes compétences, qui a lui aussi tourné court en raison de mon état. J’ai alors complètement cessé de travailler, puisant dans mon capital pour survivre et consulter un psychologue. Ce dernier m’a vite fait voir un psychiatre pour contrôler mon trouble d’anxiété généralisée. Mes économies rétrécissaient comme peau de chagrin. Pour joindre les deux bouts, j’ai vendu ma part de condo à Patrice, qui restait insensible à mon sort. Ce montant m’a aidée un temps. Mais psychologiquement, j’étais à bout de ressources, même avec les antidépresseurs. Je peinais à m’arracher à cette spirale infernale. Jusqu’à ce que je croise le chemin de Carole-Anne…

C’est elle qui m’a tendu la main, un soir de gros blues, dans un bar. On a vite sympathisé. Au bout de trois heures, elle savait tout de ma vie. Moi, j’ignorais presque tout de la sienne. On s’est revues plusieurs fois. Et puis, à un moment, elle m’a avoué qu’elle dirigeait une agence d’escortes «haut de gamme». J’étais abasourdie! Comme je voulais en savoir plus, elle m’a parlé de ses «demoiselles, qui ne sont pas des prostituées» et de l’argent qu’elles faisaient tout en étant «très respectées de leurs clients – tous des gentlemans». Elle m’a même lancé en riant: «Toi aussi, tu sais, tu ferais une excellente escorte!» Ce à quoi j’ai répondu: «Moi? Jamais de la vie!» Elle s’est contentée d’esquisser un petit sourire.

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Deux mois plus tard, j’étais pourtant assise dans le lounge à l’éclairage tamisé de son agence, à attendre Kim et Jenna, les deux filles en compagnie desquelles je devais «distraire» quelques hommes d’affaires en congrès. J’avais accepté parce que Carole-Anne m’avait juré qu’aucune relation sexuelle n’était prévue au programme. Tout de même, j’étais atrocement nerveuse. Et si ça devait aller plus loin, et si je paniquais, et si…? Tant de questions se bousculaient dans ma tête! Heureusement, tout s’est déroulé comme prévu. On a passé la soirée avec ces messieurs, et je suis sortie de l’hôtel dans un état second, mais avec presque 600 $ en poche. De l’argent qui, je l’avoue avec un peu de honte, a ébranlé certaines de mes convictions… Si bien que j’ai continué. Et que je me suis enfoncée.

« Habillée, maquillée, parfumée, j’ai joué le jeu malgré un malaise quasi insurmontable. »

Au deuxième call, je suis passée aux «vraies affaires». Je devais aller souper dans un restaurant chic, puis coucher avec un habitué de l’agence. Habillée, maquillée, parfumée, j’ai joué le jeu malgré un malaise quasi insurmontable. J’ai tout fait pour ne pas hurler lorsque sa main baladeuse s’est posée sur mes seins. Et ce dégoût profond qui m’a envahie au moment de la pénétration, je ne l’oublierai jamais. «Pense à autre chose», me répétais-je non-stop. Comment ai-je réussi à me détacher et à ne pas craquer? Ça reste un mystère pour moi, encore aujourd’hui. Tout ce que je sais, c’est que ça m’a permis de tenir le coup ce soir-là, et les trop nombreux autres qui ont suivi. Ce qui ne m’empêchait pas, après certains mandats, de me précipiter sous la douche et d’y rester pendant de longues minutes, en me répétant: «Lâche pas. C’est temporaire, c’est temporaire…»

« Moi, je m’exécutais en me coupant de mes émotions. »

J’ai continué à voir des clients. Des hommes d’affaires, des avocats, des médecins, des professeurs, des plombiers aussi… La plupart étaient en couple, quelques-uns non, parfois parce qu’ils ne désiraient pas l’être. Ce qu’ils voulaient? Passer «un bon moment» avec une fille jolie et ouverte, qui flatterait leur ego et les valoriserait sur le plan sexuel. Il arrivait aussi que certains clients n’aient envie que de parler ou de se coller sans dire un mot. Beaucoup avaient des problèmes érectiles – ce qui est assez courant chez les hommes très stressés ou au bord du burnout… Leur besoin d’écoute et de tendresse me troublait profondément. D’autres clients imposaient leurs désirs. Ils payaient, alors ils s’attendaient à être obéis au doigt et à l’oeil. Évidemment, la vie d’escorte en est une de soumission – du moins sur le plan sexuel. Moi, je m’exécutais en me coupant de mes émotions. Je suis vite devenue experte en détachement… C’était nécessaire à ma survie.

Pourquoi continuais-je quand même? À cause de l’argent. J’avais une peur panique d’en manquer à nouveau. Et puis, à plus de 200 $ l’heure, j’étais devenue accro au gain. Voir enfin la lumière au bout du tunnel, régler mes dettes, m’acheter un condo, une voiture… C’était tout ce à quoi je pensais. Bien sûr, je savais que ça aurait pu être dangereux. J’ai eu la chance de ne pas vivre d’expériences sordides, contrairement à d’autres filles qui, je le sais, ont connu l’enfer… Certaines sont tombées dans l’alcool ou dans la drogue, d’autres ont été violentées ou exploitées.

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Pour ma part, j’ai réussi à quitter ce milieu au bout de deux ans. Dès que je me suis remise à flot financièrement, j’ai préparé ma sortie. Ça n’a pas été facile avec Carole-Anne, qui me faisait des menaces et du chantage pour me retenir. Mais j’ai gardé le cap, parce que je n’avais plus envie de jouer un rôle de fille soumise. Je brûlais de me retrouver. De retrouver mon milieu et ma passion pour mon métier. Aujourd’hui, je travaille comme chef d’équipe dans un centre de recherche universitaire où je m’épanouis enfin, malgré le rattrapage académique que j’ai eu à faire. J’ai aussi renoué avec mes parents et je me sens prête à vivre une relation amoureuse, une vraie.

Avec le recul, je n’ai pas honte de mon passé d’escorte. Évidemment, je ne recommanderais cette expérience à personne, mais en ce qui me concerne, elle m’a replongée dans la vie, et pas juste parce qu’elle m’a permis de régler mes dettes. Elle m’a fait réaliser que je restais maîtresse de mon propre destin.

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