Je suis partie m’établir à Brooklyn à 23 ans. Je venais de rompre avec mon copain après neuf ans ensemble, et j’avais le sentiment d’entrer dans la vie adulte pour la première fois. Fébrile comme une adolescente, je me sentais libre et j’avais besoin de partir. Loin. Je me suis inscrite à l’université, j’ai trouvé une chambre avec quatre colocataires et j’ai quitté ma petite ville de Lanaudière pour la Grosse Pomme. Je suis arrivée là-bas au début d’août, avec 3000$ en poche et des rêves plein la tête.

Avec mon ex-copain, ma vie sexuelle était plutôt ordinaire. J’étais avec lui depuis mes 14 ans et il était mon premier partenaire. Mon seul. Neuf ans plus tard, la routine et l’ennui avaient eu raison de ma libido. Je suis de nature assez aventureuse, sexuellement, et mon copain était plutôt… sage. Depuis quelques années, je cultivais un intérêt grandissant pour les pratiques BDSM. Peu de temps après notre rupture, j’ai commencé à sortir dans des soirées fétichistes avec des amis, davantage pour observer que pour participer. J’adorais le côté créatif et risqué de ce monde où je me sentais enfin moi-même.

C’est Viv, une amie de ma colocataire, qui m’a parlé du donjon Chez Daisy pour la première fois. Elle y travaillait depuis un an ou deux. Assises toutes les trois sur le minuscule balcon de notre appartement du troisième étage, verre de vin à la main, nous avons bu et rigolé toute la nuit. Elle nous a parlé des hommes qui voulaient avoir mal, de ceux qui voulaient avoir peur et de ceux qui voulaient être aimés. J’étais choquée mais curieuse et, par moments, excitée par ses récits. Le soleil pointait à l’horizon quand Viv m’a posé la question. «Est-ce que ça te tente?»

J’ai dit oui.

Mon premier jour a été plutôt étrange, mais moins que prévu. J’avais apporté toutes sortes de dessous et d’ensembles affriolants dans mon sac, et le donjon fournissait à ses filles une panoplie d’accessoires, des chaînes aux fouets en passant par les combinaisons, les masques et les costumes. De l’extérieur, c’était un immeuble tout à fait ordinaire. La main sur la poignée de la porte, Viv s’est retournée vers moi en souriant. «Prête?» J’ai hoché la tête, et nous sommes entrées. Daisy était dans le salon, derrière un gros bureau, près d’une porte dissimulée par un rideau de velours noir. Elle était rousse, dans la soixantaine, et son visage trahissait une vie difficile. Elle m’a posé quelques questions, puis j’ai suivi Viv de l’autre côté du rideau, dans une salle à manger convertie en loge où deux filles fumaient des cigarettes en se maquillant. Une heure plus tard, vêtue d’un tutu en faux cuir, de bas résille et des bottes les plus hautes que j’avais dans ma garde-robe, je suis descendue vers le donjon avec Viv pour rencontrer notre premier client.

«Quand ils en faisaient la demande, je les frappais, les pinçais, les fouettais. Puis, un jour, l’un d’eux a demandé du temps seul avec moi.»

Les deux premières semaines, je ne quittais pas Viv d’une semelle et ne faisais que regarder. Plusieurs hommes en faisaient la demande, et certains exigeaient même que je me moque d’eux et les insulte pendant que Viv les dominait. Au fil des jours, j’ai pris de l’assurance et j’ai commencé à participer. J’aidais Viv à les attacher dans les chaises de torture, je les empêchais de se débattre en leur écrasant le visage avec mes talons hauts. Quand ils en faisaient la demande, je les frappais, les pinçais, les fouettais. Puis, un jour, l’un d’eux a demandé du temps seul avec moi. Viv m’a donné quelques conseils et est sortie de la pièce. J’ai eu un moment de panique. Et si je manquais d’inspiration? Et s’il tentait de me pousser à faire quelque chose que je ne voulais pas faire? Lentement, je me suis retournée vers mon client. À quatre pattes par terre, barbouillé de rouge à lèvres, une selle sur le dos, il m’a souri d’un air soumis et j’ai éclaté de rire. J’étais en parfait contrôle de la situation. C’était moi, le boss. J’ai empoigné une cravache déposée sur la table et je lui ai donné ce qu’il mepayait très cher pour recevoir…

J’ai travaillé chez Daisy durant près d’un an. De trois à cinq jours par semaine, je m’y rendais pour faire passer un mauvais quart d’heure à toutes sortes d’hommes: des avocats célèbres, des acteurs de télésérie, des banquiers, des professeurs d’université et des pères de famille. La majorité d’entre eux étaient des hommes dans la cinquantaine. Ainsi, je jouais à la poupée avec certains clients, dont le désir était de se faire habiller et maquiller en petite fille avant d’être insultés et humiliés. D’autres voulaient simplement me masser les pieds et les lécher, parfois pendant des heures, et demandaient à ce que j’aie marché toute la journée nu-pieds dans mes espadrilles avant notre séance. Certains voulaient se faire maîtriser sur le sol par deux ou trois filles en costume de lutteuse, se faire traiter comme des chevaux, avec le masque, le harnais, la selle et les bottes qui s’enfoncent dans les flancs; d’autres voulaient que je les attache et les chatouille sans relâche. Certains voulaient être frappés, électrocutés, griffés, qu’on leur crache dessus, qu’on leur tire les cheveux. Une seule fois j’ai accepté d’uriner sur un client.

«On me mettait de plus en plus de pression pour que j’offre des services de plus en plus extrêmes, voire sexuels, et je ne voulais pas. Ma curiosité était assouvie et le travail me dégoûtait de plus en plus.»

Notre service était loin d’être abordable. Après avoir donné son pourcentage à Daisy, je pouvais gagner jusqu’à 400$ par heure. Certaines filles gagnaient beaucoup plus, mais je n’étais pas à l’aise de pratiquer certains actes et, surtout, je ne faisais rien de sexuel. Il arrivait, dans certains cas, que je piétine ou frappe le membre d’un client, mais je m’en tenais généralement à la domination et au scénario qu’ils avaient demandé. Je ne leur permettais jamais de se toucher et je n’allais certainement pas le faire moi-même. Ça leur convenait tout à fait. Se voir refuser cette satisfaction faisait souvent partie de leur fantasme. Après quelques mois, j’ai commencé à en avoir assez. On me mettait de plus en plus de pression pour que j’offre des services de plus en plus extrêmes, voire sexuels, et je ne voulais pas. Ma curiosité était assouvie et le travail me dégoûtait de plus en plus. Les hommes me dégoûtaient. J’ai réalisé que j’allais là pour me défouler sur des messieurs qui me rappelaient mon père, avec qui j’entretenais une relation très tendue. C’était libérateur, en quelque sorte, d’avoir tout le contrôle. Les femmes ont rarement ce sentiment de pouvoir et j’en avais besoin. Mais en fin de compte, même écrasé sous ma chaussure, c’est le client qui décide. C’est lui qui paye.

Je n’ai jamais reparlé de cette période de ma vie. Je n’ai pas honte, mais je refuse de subir le jugement des autres. J’ai failli l’avouer à mon amoureux, quelques jours avant notre mariage, pendant une longue discussion où on se révélait tous nos secrets.

Mais j’ai eu peur. Et je n’ai rien dit.