Quand mes parents se sont rencontrés, ma mère avait 28 ans et mon père, 64. Malgré leur différence d’âge, ils s’aimaient passionnément. À ma naissance, Papa avait 65 ans. J’ai toujours su qu’il partirait plus tôt que les autres pères, mais nous étions très proches. Il m’accompagnait à tous mes voyages de classe, et mes camarades se moquaient parfois de son âge. Très jeune, j’ai développé une vive conscience et une profonde peur de la mort. J’y pensais sans arrêt. J’étais une enfant dépressive et anxieuse. Je ne le savais pas encore, mais ces traits de personnalité allaient vite me rattraper.

Depuis mes 4 ans, nous vivions à Red Deer, en Alberta, pour que ma mère puisse poursuivre ses études en soins infirmiers. Nous vivions confortablement grâce à la pension de Papa, qui commençait à avoir de sérieux ennuis cardiaques. Après avoir passé le cap des 80 ans, il a par ailleurs commencé à perdre la mémoire et à avoir des sautes d’humeur. Lui qui avait toujours conduit sa voiture en cowboy, il est devenu carrément dangereux sur les routes. En remarquant la détérioration de son état, nous avons déménagé à Montréal en 2008 pour nous rapprocher de notre famille. Ma grand-mère maternelle se mourait, mon père n’avait pas vécu au Québec depuis les années1950, et tous ses frères et sœurs encore vivants étaient là. L’état de santé de mon père nécessitait de plus en plus de soins. Ma mère dormait avec lui toutes les nuits, dans le salon où se trouvait sa chaise adaptée, et se réveillait à 4 heures du matin pour le laver et déjeuner avec lui avant d’aller travailler.

De mon côté, je vivais à cent à l’heure. Avant de m’inscrire à l’Université McGill, j’ai suivi des cours d’été depuis aussi longtemps que je me souvienne. Je voulais obtenir mon diplôme au plus vite et me lancer dans une carrière florissante. Ces nombreuses années de surmenage, doublées de problèmes de santé chroniques qui me suivaient depuis l’enfance et de l’état de mon père, ont commencé à m’affecter de manière importante. Toute jeune, j’étais déjà épuisée et je sombrais de plus en plus dans une profonde dépression. Après avoir réalisé que je ne pouvais plus maintenir le rythme, j’ai quitté l’école pour me reposer et rester à temps plein avec Papa.

Il n’avait pas besoin de soins médicaux très compliqués durant la journée, mais son esprit commençait à le trahir. Au coucher du soleil, comme plusieurs personnes atteintes de démence ou d’Alzheimer, il devenait très agité. Il faisait les cent pas d’un bout à l’autre de la maison en disant qu’il devait se préparer à aller travailler. Il tombait souvent, se relevait avec peine, essayait de prendre sa voiture, oubliait les ronds du poêle allumés. C’était un homme fier et orgueilleux pour qui la perte d’autonomie était difficile à encaisser. De temps à autre, une préposée venait donner un coup de main à ma mère et moi, quelques heures, nous permettant de sortir un peu ou de descendre au sous-sol faire la lessive. Mais nous n’avions que très peu de ressources, et les programmes publics destinés à venir en aide aux aidants naturels étaient alors peu nombreux et loin d’être généreux.

La veille de sa mort, mon père a fait un cauchemar. Ma mère l’a entendu parler tout seul dans la chambre. Il était bouleversé. «Ils m’emmènent, lui a-t-il dit. Ils m’emmènent, je suis couché dans la camionnette.» Il avait rêvé qu’il mourait. À son réveil, il a alors dit à ma mère pour la toute première fois qu’il n’allait pas bien et qu’elle devrait sans doute le placer en centre d’hébergement et de soins de longue durée. Nous redoutions ce moment depuis longtemps. Ce constat était une évidence, mais nous avions peur de sa réaction. Et nous ne voulions pas vivre sans lui.

Le lendemain, une nouvelle préposée est venue s’occuper de lui pendant que je faisais des courses. Peu de temps après mon retour, j’ai entendu mon père tomber dans la salle de bain. Il laissait normalement la porte entrouverte, mais il était pudique auprès de gens qu’il ne connaissait pas. Incapable d’entrer dans la salle de bain, parce qu’il était tombé contre la porte, je lui ai parlé en attendant l’arrivée des ambulanciers. Ils nous ont dit que Papa était probablement mort avant même de toucher le sol.

Il avait 89 ans et moi, seulement 24.

Les ambulanciers ont déposé son corps sur le lit, et je me suis étendue à ses côtés avant qu’ils ne l’emportent. Je me souviens avoir réalisé, à cet instant précis, qu’une personne décédée n’avait rien de terrifiant. Mon père était bel et bien parti, je le sentais, mais son corps restait le sien, le nôtre, et je n’avais pas peur de lui du tout. C’est un peu étrange, mais son départ m’a en quelque sorte guérie de mon obsession de la mort. Elle n’était que la fin d’une chose, le début d’une autre, et une étape normale de la vie. Reste que le deuil a été long et difficile, et bien que mon père me manque encore, l’idée que la mort soit une fatalité terrifiante et mystérieuse qui nous guette à chaque instant ne m’habite plus comme avant. J’ai fait la paix avec elle.

Peu de temps après son décès, j’ai recommencé à vivre, à sortir de chez moi, à tisser des liens dans cette ville où je ne connaissais presque personne. J’ai également trouvé ma passion: j’ai commencé à travailler avec des chiens, parce qu’ils ont cette manière incroyable de toujours voir le bon côté des choses. Leur enthousiasme contagieux et leur résilience inspirante m’ont aidée à sortir de ma torpeur et redonné le goût de vivre. Si mon père m’a appris une chose, c’est bien que le temps est précieux et que ce qui nous garde vivants, c’est de faire ce qu’on aime. Je suis désormais éducatrice canine, et je dédie ma vie à rendre à ces bêtes toute la générosité dont ils nous font cadeau au quotidien.

Je ne regrette rien. Le temps passé avec mon père, à la fin de sa vie, m’a permis de découvrir qui j’étais vraiment. Une femme généreuse et patiente qui saisit bien la valeur de chaque instant.

En prenant du temps pour lui, j’ai pris du temps pour moi. Et je me suis trouvée.