On me dit souvent que je ne fais pas mon âge. Mais qu’est-ce que ça veut dire, au juste, ne pas «faire son âge»? Certains jours, j’ai l’impression d’avoir 30 ans. D’autres, le réveil est dur, et mes 70 ans pèsent de tout leur poids. En revanche, quand je fais l’amour ou quand je ris dans les bras d’un de mes deux amants, je n’ai pas d’âge.

Je n’aime pas jouer les vieilles sages, mais j’ai une certitude: la vie ne cesse jamais de nous surprendre. J’ai grandi au Saguenay–Lac-Saint-Jean dans une famille plutôt modeste. À l’aube de la vingtaine, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari, et nous avons déménagé à Québec. Quelques années plus tard, nous avons eu deux beaux enfants. Lorsqu’ils sont entrés à l’école, j’ai commencé à étudier le secrétariat, puis me suis trouvé un travail dans un cabinet d’avocats. Nous ne vivions pas dans le luxe, mais nous nous en sortions bien… et rien ne laissait présager qu’à 40 ans, j’allais me retrouver divorcée. Mais mon mari était un coureur incorrigible qui tenait absolument à ce que tout le monde, moi incluse, soit au courant de ses incartades. Je serrais les dents en attendant que nos enfants, Charles et Sylvie, aient grandi, mais c’est lui qui m’a quittée au détour d’une de ses aventures. Le divorce a été compliqué, et c’est à peine si j’ai réussi à garder notre appartement. Mais, bon an, mal an, j’ai travaillé fort et j’ai réussi à gagner ma vie correctement, avec mon seul salaire.

J’étais grande, blonde et libre après ma séparation, et je n’ai pas tardé à avoir quelques aventures… et même une histoire sérieuse, avec Claude. Il m’a emmenée à Paris, à New York… On s’entendait à merveille, mais pour vivre avec lui, il aurait fallu déménager à Trois-Rivières, et je ne l’aimais pas assez pour tout quitter, encore moins pour arracher mes ados à leur monde. Donc, seule de nouveau à 45 ans, j’ai cru que je devais faire une croix sur les hommes. C’était dans l’ordre des choses, me disais-je. Mais ma fille Sylvie s’emportait devant ma résignation, et c’est avec son aide que j’ai trouvé un nouvel amour.

Avant internet, les soirées de rencontres étaient populaires, à Québec. Sylvie a commencé à travailler comme serveuse dans l’un des bars huppés qui organisaient ce genre d’événement. Devant son insistance, j’ai accepté d’y participer, un peu à reculons, un soir où elle ne travaillait pas. C’est là qu’à ma grande surprise, j’ai rencontré Pierre. Il était grand, possédait une voix de baryton et des mains magnifiques. Coup de foudre! Il m’a tout de suite dit qu’il était marié, mais qu’avec sa femme, qui voyageait beaucoup pour son travail, ils se laissaient beaucoup de liberté. L’idée de fréquenter un homme pris ne me plaisait pas, mais lui me plaisait beaucoup. Lorsqu’il m’a invitée à passer une fin de semaine à son chalet, à Magog, j’ai craqué. On a fait l’amour pour la première fois devant le foyer, et ç’a été pour moi une révélation: il y avait sur terre des hommes comme lui qui aimaient les femmes, leur corps, leur odeur. À 50 ans bien tassés, je découvrais que le sexe était un truc fabuleux.

Profitant d’une retraite anticipée, Pierre avait beaucoup de temps libre. On se retrouvait l’après-midi pour un verre sur une terrasse, le matin pour un brunch ou alors on restait chez moi à s’aimer toute la soirée. On prenait des vacances au chalet ou quelque part au soleil, quand notre horaire nous le permettait. Douze ans ont passé comme ça, dans une sorte d’escapade amoureuse sans fin. Bien sûr, il y avait des périodes d’incertitudes. Je me demandais s’il allait un jour divorcer. Il semblait toujours sur le point de le faire… J’ai plus d’une fois songé à tout arrêter, mais il me rendait si heureuse que, moi non plus, je ne me suis jamais résolue à rompre.

Puis, un vendredi où j’étais déjà en route pour le chalet, il m’a envoyé un texto: «Un imprévu. Ne viens pas.» J’ai fait demi-tour et, en entrant dans mon appartement, j’ai eu un autre message: «C’est fini entre nous. Ne m’appelle plus.» Il était évident que c’était sa femme qui l’avait envoyé, et j’ai dû attendre des jours interminables avant qu’il me donne des nouvelles de vive voix. Elle avait trouvé nos échanges de textos, et il avait été forcé d’avouer toute notre histoire. Elle lui posait un ultimatum, et il avait choisi de rester avec elle. J’ai coupé court à la conversation. J’étais anéantie.

Cette fois-ci, j’en étais certaine: j’avais plus de 60 ans. Les hommes, c’était fini pour moi. Puis, trois mois après ma peine d’amour, Daniel est arrivé dans ma vie. Il était le nouveau physiothérapeute de mon amie Rachel, que j’accompagnais à ses rendez-vous mensuels à la clinique. En sortant du cabinet, ce jour-là, elle m’a dit: «Lui, il aurait préféré te masser, toi, plutôt que ma cheville!» J’ai roulé des yeux, mais voilà qu’à la visite suivante, j’acceptais son invitation à aller prendre un verre, puis souper, puis… Je pensais encore à Pierre, mais les attentions de cet homme de 10 ans mon cadet, sportif et romantique, me faisaient un bien fou. Daniel n’était pas marié, mais avait des relations ici et là avec d’autres femmes. Ça me convenait tout à fait: je préférais profiter du plaisir que sa compagnie me procurait sans me projeter au-delà. Pourtant, ça fait six ans que nous sommes ensemble. Je sais qu’il suffirait que je dise un mot pour qu’il m’épouse, mais c’est moi qui ne veux pas partager le quotidien. Qui plus est, Pierre est revenu dans ma vie, deux ans après notre rupture. Chacun d’eux est au courant de l’existence de l’autre: à 70 ans, je considère que j’ai le droit de faire ce qui me chante. Pierre était blessé de savoir que je l’avais remplacé, mais – il le reconnaît lui-même – il n’a que ce qu’il mérite. Nous nous voyons en pointillé, car sa femme le surveille de près. Et même si je ne ressens plus l’amour fou de notre belle époque, on se plaît toujours autant. De l’autre côté, je tiens beaucoup à Daniel, qui m’attendrit avec sa fougue et sa tête dure: on dirait un jeune homme!

Je n’en reviens pas de ma chance. J’ai l’âge que j’ai, mais j’ai surtout deux hommes qui m’aiment. On fait l’amour, on se dispute, on rit. Ça me donne beaucoup d’énergie pour prendre soin de moi, pour rester coquette, alerte, curieuse. Du coup, quand il le faut, je me permets de dire à des amies plus jeunes: «Le meilleur est toujours à venir, et l’amour peut être au coin de la rue!»