J’ai grandi avec ma mère et ma grand-mère dans les Hautes-Laurentides. Petite, je ne réalisais pas que ma famille était différente. Ce n’est qu’à l’école, quand les autres enfants ont commencé à me poser des questions, que j’ai compris que j’étais l’une des seules à ne pas connaître son papa.

Au dire de ma famille, mon père était un beau jeune homme nommé Adrien que ma mère, Nicole, fréquentait parfois quand il passait dans la région pour son travail. Après quelques mois, elle est tombée enceinte de moi. Elle me voulait, mais toute seule. Sa relation difficile avec mon grand-père, alcoolique et abusif, l’empêchait de faire confiance aux hommes. Elle a donc coupé les ponts avec Adrien et fait promettre à ses proches de garder le secret.

Alors que j’étais âgée d’un an, Adrien est revenu en ville et s’est arrêté dans le restaurant où travaillait ma mère pour lui dire bonjour. En le voyant, sa collègue a insisté pour qu’elle lui dise la vérité. «Il a le droit de savoir, Nicole, et ta fille mérite un père. Si tu ne le lui dis pas aujourd’hui, c’est moi qui vais le faire.» Ma mère a donc pris son courage à deux mains et est allée lui parler. Avant qu’elle puisse dire quoi que ce soit, il lui a annoncé, tout heureux, que sa nouvelle compagne était enceinte. Elle n’a pas osé lui apprendre mon existence, et ils ne se sont plus jamais revus.

Au fil du temps, mes rares questions sont souvent demeurées sans réponse. Même si nous étions très proches, ma mère et moi, c’est un sujet que nous n’abordions pas vraiment. Puis, j’ai tout de même fini par apprendre le nom de mon père, quel était son emploi et où il vivait. J’aurais pu insister pour le rencontrer, mais j’avais le sentiment de trahir ma mère en remettant sa décision en doute. N’ayant jamais connu mon père, il ne me manquait pas. Nous étions bien, seules toutes les deux.

Puis, un été, elle est tombée malade. Le cancer. Les médecins lui donnaient deux ans à vivre. On pensait alors avoir le temps de discuter de toutes ces choses qu’une mère et une fille ont besoin de se dire avant la fin. Mais, une semaine après son diagnostic, alors qu’on allait l’opérer, deux infirmières fatiguées lui ont administré par erreur une double dose de médicaments. Ma maman s’est effondrée en pleine nuit, en chemin vers la salle de bains, emportant avec elle une grosse partie de mon coeur et les réponses tant espérées à mes questions. J’avais 18 ans.

J’aurais pu contacter mon père, mais j’étais trop bouleversée. Je trouvais injuste de surgir de nulle part, nouvellement orpheline, en exigeant de lui qu’il me ramasse à la petite cuillère. Si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, si j’avais eu la moindre idée de l’homme qu’il était, j’aurais probablement agi autrement. Mais il m’a fallu 15 ans de plus pour en arriver là.

« Un jour, une amie de longue date m’a parlé d’un chalet dans les Laurentides où elle partirait bientôt en vacances. Sans réfléchir, je lui ai dit que c’était tout près de chez mon père. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle passe le voir. J’ai dit oui. »

Quand ma grand-mère est partie, en 2010, j’ai commencé à réfléchir au fait que mon père n’était pas immortel, lui non plus, et que je regretterais peut-être de ne pas profiter du temps qu’il nous restait. Un jour, une amie de longue date m’a parlé d’un chalet dans les Laurentides où elle partirait bientôt en vacances. Sans réfléchir, je lui ai dit que c’était tout près de chez mon père. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle passe le voir. J’ai dit oui.

Mais s’il lui claquait la porte au nez? Et si ma mère m’avait menti et qu’il ne voulait tout simplement pas de moi? Et s’il était violent, méchant, ou pire, mort?

Heureusement, il n’était rien de tout cela. Depuis toujours, sans que je le sache, il était mon gentil papa qui adore recevoir, cuisiner et prendre de longues marches en forêt. Un homme rassembleur, d’une générosité infinie, dont les enfants sont la raison de vivre. Ce soir-là, lorsqu’une inconnue est venue cogner chez lui pour lui apprendre qu’il avait une fille aînée, il s’est assis sur les escaliers et l’a écoutée raconter, sans trop comprendre, l’histoire d’une femme qu’il n’avait pas revue depuis plus de 30 ans. Quelques jours plus tard, mon amie a reçu un courriel de lui: il voulait me rencontrer.

Quand elle m’a appris la nouvelle, l’émotion m’a traversé le corps comme une décharge électrique. J’ai tremblé durant des heures.

Nous nous sommes donc donné rendez-vous dans un café. J’étais terrifiée. Nous nous sommes assis, face à face, à une toute petite table et nous nous sommes regardés. Ses beaux yeux bleus, identiques aux miens, se sont remplis de larmes. Il m’a pris la main. Jusque-là, je savais qu’il avait des doutes, et qu’il ne voulait pas trop s’emballer avant de me voir. Mais à cet instant précis, comme par magie, ses doutes et les miens se sont envolés. Nous avons parlé de tout et de rien, de mon enfance, de ma famille et de ses quatre enfants. Il était deux fois grand-père.

Je ne sais plus trop combien de temps nous sommes restés là, dans ce café, à faire connaissance. Mais je sais que j’y suis entrée orpheline et que j’en suis ressortie avec une famille.

Un papa, une belle-maman, deux frères, deux soeurs, deux neveux, des oncles et des tantes. Une joyeuse bande de bons vivants, au sourire communicatif et aux yeux pétillants, qui m’ont accueillie à bras ouverts.

« Le plus dur, c’est que la personne qui a fait ce choix pour nous n’est plus là pour s’expliquer ni pour vivre avec nous la deuxième moitié de notre histoire. »

Mon père et moi avons parfois du mal à faire la paix avec tout le temps que nous avons perdu. Il aurait voulu de moi, et j’aurais eu besoin de lui. Le plus dur, c’est que la personne qui a fait ce choix pour nous n’est plus là pour s’expliquer ni pour vivre avec nous la deuxième moitié de notre histoire. La seule chose qui nous reste à faire, c’est de profiter pleinement du temps qui nous reste. J’ai encore parfois du mal à y croire.

J’ai un père. Le meilleur père du monde.