À 15 ans, j’étais une adolescente normale: issue d’une famille unie, j’allais à l’école et je passais beaucoup de temps avec ma gang d’amis. À bien y réfléchir, j’étais peut-être un peu plus tourmentée que les autres filles de mon âge. Mal dans ma peau, il m’arrivait d’avoir des idées noires et de penser que la vie était triste et inutile. Je trouvais refuge dans le dessin ou en faisant des promenades en forêt, durant lesquelles je me sentais enfin réellement bien, à ma place.

Ce sentiment de mal-être me semble très loin aujourd’hui, puisque cette langueur m’a quittée au moment où j’ai failli perdre la vie. Ça fait 20 ans aujourd’hui, jour pour jour.

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Un matin, alors que je me rendais à l’école secondaire avec mon grand frère, j’ai senti que quelque chose n’allait pas. C’est comme si le côté gauche de mon corps s’était profondément engourdi et que cette sensation se propageait jusqu’à mon visage. Quand j’ai voulu prendre mon portefeuille dans ma poche, j’ai eu l’impression que ma main était complètement anesthésiée. En moins de 10 minutes, tout s’est assourdi, tout est devenu flou. J’avais perdu la maîtrise de ce qui m’arrivait, et je sentais que c’était grave.

Mon frère, paniqué, m’a immédiatement conduite à l’hôpital. Lorsque nous sommes arrivés, je n’étais déjà plus consciente: j’avais déjà commencé à mourir. Malgré mon jeune âge, les médecins ont vite reconnu les symptômes de l’accident vasculaire cérébral, et ils m’ont aussitôt transférée en ambulance dans un autre hôpital spécialisé. Pendant ce temps, mes fonctions cérébrales s’éteignaient une à une.

 Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé ensuite, mais, encore aujourd’hui, lorsque j’entends la sirène d’une ambulance, je reste figée. Ce son, gravé dans mon inconscient, sera à jamais lié pour moi au moment où je traversais la ville entre la vie et la mort.

Je me suis réveillée de mon pire cauchemar après avoir passé 12 heures dans la salle d’opération. J’étais heureuse de lire le bonheur et le soulagement sur le visage de mes parents. Jusqu’à mon réveil, ils avaient vécu dans l’angoisse de ma mort. Il faut dire que les chiffres étaient contre moi: j’avais à peine 1 ou 2 chances sur 100 de survivre à l’opération et aux 48 heures qui la suivraient.

Une semaine plus tard, ma situation était enfin redevenue stable. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé les conséquences de ce qui m’était arrivé: j’avais évité la mort de justesse, mais j’étais restée complètement paralysée du côté gauche.

À ma sortie de l’hôpital, je suis allée passer quelques mois dans un centre de réadaptation. J’ai dû travailler très fort pour essayer de retrouver de la mobilité dans mes membres et mon visage. Il fallait que j’apprenne à exécuter de la main droite tous les gestes que je faisais naturellement de la main gauche depuis l’enfance, que je réfléchisse à chaque mouvement, à chaque sourire. Pour surmonter les effets de la paralysie, je devais obliger mon cerveau à emprunter de nouveaux chemins, forcer ses parties vivantes à accomplir le travail de celles qui étaient mortes. Bien sûr, c’était épuisant, mais je devais le faire. Si j’avais survécu, ça devait signifier quelque chose. Si j’avais survécu, ce n’était pas possible que ce soit pour passer ma vie dans le corps d’une infirme. J’avais beaucoup trop de choses à faire. Quoi? Je n’en avais aucune idée. Mais je savais que ça impliquait de me dépasser.

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Voilà pourquoi je ne me sentais pas à ma place au centre de réadaptation. Je refusais de me complaire dans mon malheur, je refusais de m’avouer vaincue. Or, le fait d’être entourée de jeunes handicapés comme moi, dont l’incapacité était bien souvent pire que la mienne, minait ma détermination. J’avais besoin de me mesurer à des personnes valides pour continuer à évoluer et ne pas être tentée d’accepter mon état. Je voulais à tout prix redevenir «normale».

C’est pourquoi à mon retour à la maison, près d’un an après mon accident, j’ai senti un urgent besoin de me dépasser. Peu à peu, j’ai recommencé à sortir, je suis retournée à l’école, j’ai retrouvé ma gang… et j’ai revu ce garçon à qui je pensais très souvent.

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Éric faisait partie de mon groupe d’amis, mais nous n’étions pas proches avant que je fasse un AVC. J’étais loin d’imaginer pouvoir lui plaire. À l’âge que nous avions, quel gars ne se serait pas attardé à l’apparence physique d’une fille avant de l’inviter à sortir? Lequel aurait voulu d’une handicapée? Surtout pas un amateur de sport comme lui, c’était évident!

Il ne m’a jamais avoué ce qui avait piqué sa curiosité. Tout ce que je sais, c’est qu’en moi il n’a pas vu un handicap, mais quelque chose qu’il a trouvé beau. Nous nous sommes rapprochés, et il s’est mis à venir me voir chez moi après les cours. Nous passions de très bons moments ensemble, sans nous poser de questions. Il aimait ma famille et se sentait bien à la maison. Au fil du temps, lui et moi sommes devenus un couple. Plus qu’un couple, une évidence: nous étions de ces amoureux qui semblent soudés à la hanche, et qui font tout à deux.

 Grâce à Éric, j’étais encore plus encline à me dépasser, à ne pas vivre dans de la ouate, à ne pas m’apitoyer sur mon sort. Je me mesurais à lui constamment. Sa détermination déteignait sur moi: à son contact, je voulais être une meilleure personne, physiquement et mentalement. Je voulais qu’il soit fier de moi; et il l’était. J’allais de mieux en mieux. Je pouvais marcher sans béquilles, utiliser mon côté gauche normalement, sourire de façon symétrique… Mon objectif de rendre ma paralysie invisible aux yeux des inconnus était presque atteint. Le regard des autres me pesait toujours, j’avais peur qu’ils remarquent une perte d’équilibre, un mouvement forcé… mais tout me paraissait plus facile et plus beau parce que j’étais amoureuse. Quelques années plus tard, Éric et moi avons emménagé ensemble. Et puis, 10 ans après mon accident, notre première petite fille est née.

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C’est à ce moment-là que mon corps a cédé: mon côté gauche a commencé à me faire atrocement souffrir. En voulant me faire croire pendant toutes ces années que j’étais normale, je l’avais surutilisé. Des crampes intenses me réveillaient la nuit, m’empêchaient de me déplacer… m’empêchaient de vivre. Et si j’avais réussi depuis une décennie à tenir en échec la paralysie, je ne pouvais cependant rien contre cette douleur. Malgré ça, il n’était pas question d’arrêter de me forcer, pas question de laisser le handicap reprendre le dessus. Je ne devais pas abandonner, je devais rester la femme courageuse que mon chum admirait.

 J’ai tout essayé pour cesser d’avoir mal. Médicaments et traitements en tous genres… Mon salut, je l’ai trouvé dans l’entraînement Pilates. Plus je m’y adonnais, mieux je gérais la douleur et plus j’enterrais profondément les séquelles de mon accident. J’ai vite éprouvé une véritable passion pour cette pratique. Devant les bienfaits physiques et psychologiques qu’elle m’apportait, j’ai décidé de l’intégrer encore davantage à mon quotidien: j’ai repris mes études pour devenir instructrice et ouvrir mon propre studio.

Il y a quelques jours, j’ai fêté les 20 ans de mon accident vasculaire cérébral. Aujourd’hui, à 35 ans, je n’ai plus honte quand on s’aperçoit que je perds l’équilibre pendant un cours, que je dois m’appuyer pour effectuer une posture ou que la fatigue rend ma démarche plus hésitante. J’aime expliquer à mes clientes ce qui m’est arrivé, car ça leur permet de comprendre que leur réussite est possible. Je leur dis que je ne suis pas exceptionnelle: je ne me suis simplement jamais avouée vaincue. En voyant que j’ai surmonté mon épreuve, bon nombre d’entre elles trouvent le courage de relever leurs propres défis.

L’an prochain, je fêterai aussi le 20e anniversaire de ma relation avec Éric. Depuis presque deux décennies, il m’aide à repousser mes limites et à donner le meilleur de moi-même. Évidemment, je devrai toujours me démener et me battre pour tenir la douleur à distance, parce que je veux que ma famille me voie vieillir en santé. Mais je ne manque pas d’énergie: la confiance, la fierté et l’amour que je ressens pour mon chum et mes deux petites filles représentent pour moi une source de courage inépuisable.

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