Au cours d’une thérapie, on arrive à une étape appelée phase de stabilisation, pendant laquelle on a besoin de parler sans arrêt de ce qui nous trouble. Ça faisait seulement 15 jours que j’étais en sevrage total, et je me suis surprise à évoquer mes difficultés avec un chauffeur de taxi… qui ne m’avait rien demandé. En m’écoutant, tout le monde réagissait à peu près de la même manière. Comme ma soeur, qui a levé un sourcil et pris un air navré: «OK, tu as acheté beaucoup de trucs sur Internet, mais sais-tu qu’il y a des gens qui ont de vrais problèmes, Léa?» J’ai essayé de lui expliquer le vide atroce que je ressentais depuis que j’avais arrêté, le manque qui allait jusqu’au vertige physique, l’effort permanent que je devais fournir pour penser à autre chose… J’ai tenté, oui, mais elle a fini par rire en me disant que j’avais vraiment du temps à perdre et le goût du drame! Typiquement urbain, pour elle, ce genre de pathologie. Snob. Superficiel. Ridicule. Je la comprends…

Il n’empêche qu’en six mois je me suis mise en danger à un point tel que j’ai failli perdre mon travail, mon appart et mon chum. Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai vécu une perte de contrôle grisante et inoubliable.

J’ai 36 ans, je suis juriste dans une boîte de télécommunications et je vis avec Julien depuis sept ans. J’ai des amis, une famille avec laquelle je m’entends plutôt bien, un joli cinq et demie, un vélo et un chat. Est-ce que j’étais sans le savoir la candidate parfaite? Je n’ai jamais été une magasineuse compulsive, pourtant.

 

Tout a commencé par hasard. Une amie m’a parlé d’un site qui livrait des produits frais provenant directement d’un marché en région. Je m’y suis inscrite. Ensuite, j’ai découvert un autre site qui vendait des trucs intéressants et je m’y suis inscrite aussi. J’ai eu besoin de serviettes de bain? J’en ai acheté en cliquant sur la page d’un site spécialisé en linge de maison. J’ai vu la publicité d’un site qui vendait des chaussures griffées moins cher? J’ai succombé. Et ainsi de suite, jusqu’à entrer dans ce que je préfère: un rituel jouissif.

Je me levais, je préparais le café, je m’installais devant mon ordinateur et je m’engageais alors dans un long processus. Il fallait assurer le suivi des commandes, des paquets en retard, m’occuper des produits à remplacer ou à me faire rembourser… Tout ça prenait du temps – en fait, le temps qu’on pense épargner en n’allant pas dans les magasins. Ensuite, je me baladais sur mes sites favoris, j’en dénichais d’autres, je magasinais à tour de bras.

Très rapidement, mes envies n’ont plus rien eu à voir avec un véritable besoin. Acheter sur Internet était un divertissement, ça ne me semblait plus avoir de lien avec la réalité. Puis, c’était l’heure du courrier et des paquets. D’abord un par semaine, puis un par jour, et, très vite, plusieurs dans la même journée. Ils s’entassaient un peu partout dans l’appartement. Comme Julien protestait, j’ai commencé à les cacher.

J’arrivais toujours en retard au bureau, et une fois rendue, je me précipitais vers mon ordinateur pour continuer à acheter. Mon boss, furieux, croyait que je surfais sur des réseaux comme Facebook. Il a été étonné de découvrir que je commandais du cirage, des fourchettes, des culottes, du vin, tout et n’importe quoi. J’ai reçu deux avertissements, mais j’ai continué de plus belle.

Lorsque mon amoureux ou mes copines me posaient des questions, je me défendais en répondant que je n’avais pas de problème, car je n’avais pas l’impression d’acheter. L’argent que je dépensais n’existait pas. Même si je tapais mon numéro de carte de crédit sans arrêt, mon cerveau ne faisait pas de lien entre ce geste et la dépense effectuée. Je me sentais comme investie par un nouveau pouvoir d’assouvissement immédiat. Dès que j’étais tentée par un truc, je le tapais à l’ordinateur: «robe noire à sequins», «miroir ancien de salle de bains», «assiettes carrées vert céladon»… Je trouvais une solution à tout, un site qui acceptait instantanément mes demandes. Et, pour ajouter à mon euphorie, je croyais être la seule à avoir déniché ce filon, alors qu’en fait des millions de gens agissaient comme moi!

Une fois les paquets ouverts, c’était la magie de Noël au quotidien! Quand les choses ont commencé à déraper sérieusement, il était déjà trop tard, et j’avais consciencieusement ignoré tous les signaux. Ça faisait déjà longtemps que j’achetais pour assouvir une pulsion incontrôlable. La salve de clics était devenue pour moi comme une dose de drogue. Je n’ouvrais même plus toutes mes innombrables boîtes. Je donnais beaucoup de choses, j’en jetais même quand je m’étais trompée de taille ou de couleur. Je perdais les pédales. Du moment que j’avais pris du plaisir à passer une commande, la suite avait peu d’importance, au fond. Mon banquier m’a appelée plusieurs fois en croyant que mon compte était piraté… Et je ne me suis plus arrêtée de mentir.

Comme Julien me surveillait, je me levais la nuit quand il dormait. Toujours sur le Net, j’ai obtenu deux prêts bancaires, aussi simplement que si j’achetais 40 moules à gâteau en forme de sapin de Noël… J’ai raconté que je devais effectuer quelques achats urgents pour mon travail, que je serais vite remboursée, mais que j’avais absolument besoin qu’on double tout de suite mon crédit sur ma carte. Le simple fait de voir une transaction refusée me rendait folle de rage. Puis, mon entreprise m’a signifié que je risquais d’être renvoyée pour faute grave: les retards, les absences, le relevé Internet de mon ordinateur… À vrai dire, ça ne m’a pas du tout fait peur.

Pourtant, un soir, tout s’est écroulé. Pour la quatrième fois, la banque n’avait pu prélever le versement hypothécaire de notre condo. Julien m’attendait, il était calme, mais prêt à mener une opération radicale. Il avait parlé à mon patron, à mon banquier, à mes amies. Exactement comme on fait avec une alcoolique ou une droguée, il m’a démontré que j’étais «malade» en démolissant un à un les arguments que j’aurais pu avancer pour me défendre. Finalement, il m’a dit qu’il n’avait pas l’intention de rester une minute de plus avec moi sans agir et m’a lancé un ultimatum: ou bien je me soignais complètement, ou bien j’allais tout perdre, lui y compris.

J’ai mis une heure avant de pouvoir articuler un mot. Je ne faisais que pleurer. Et la désintox a débuté. Mon banquier m’a convoquée et m’a montré un seul montant: le total de ce que j’avais dépensé en six mois. Ç’a été un électrochoc. Je me suis laissé sevrer par mon chum. Il m’a d’abord forcée à ouvrir les dernières boîtes dissimulées dans la maison et à porter à l’Armée du Salut tout ce que j’avais acheté en ligne. Un peu comme on vide dans l’évier les bouteilles de vodka qu’on a sorties de leur cachette. Ensuite, on a installé dans chacun de mes ordinateurs, au bureau et à la maison, un logiciel de contrôle parental – oui, le même dispositif que dans le cas des enfants -, de sorte que je ne pouvais plus accéder à quelque site d’achat que ce soit.

Il m’a fallu des jours avant d’être capable de m’assoir à mon poste de travail sans frissonner de frustration, et, aujourd’hui encore, je change de trottoir quand je croise un cybercafé. Mon patron a bien voulu me laisser une chance, mais c’est «la dernière» et je suis «sous surveillance». Ma banque a réduit au strict minimum le montant d’argent auquel j’ai accès sur ma carte et elle ne m’accorde plus de marge de crédit.

Enfin, Julien m’a inscrite à un groupe d’entraide sur l’achat compulsif animé par une psychothérapeute. Je suis allée à la première séance en ricanant, mais j’ai été tellement saisie par ce que j’y ai entendu que je sais maintenant que, oui, j’y suis à ma place. J’ai ressenti une honte immense en me retrouvant face à des gens totalement seuls, avec des petits à élever, des dettes hallucinantes et aucun moyen de s’en sortir… Éprouver de la honte fait partie du processus de guérison. Comme prendre conscience qu’on est dépendant et l’assumer pleinement. Moi, au moins, je suis entourée. Mon conjoint ne me lâche pas. Même si j’ai peur que ce nouveau rapport entre nous en vienne à l’empêcher d’avoir confiance en moi… je progresse. Désormais, une fois par semaine, je vais m’acheter un petit truc dans une boutique. C’est mon nouveau rituel pour me désintoxiquer du Web. Et si, pour le moment, je n’en tire aucun plaisir, je suis certaine que ça viendra.

 

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