Tout a commencé par un simple coup de fil, il y a deux ans. Ma meilleure amie m’a appelée un matin pour prendre de mes nouvelles. Moi qui ne versais jamais une larme, je me suis mise à sangloter au téléphone. Alarmée par mon état, elle m’a invitée à souper chez elle le soir même. À table, il y avait Fabienne et son chum ainsi que mon meilleur ami. Vers la fin de la soirée, plutôt arrosée, on s’est mis à parler de relations de couple. C’est là où ça a éclaté.

J’ai d’abord fondu en larmes et j’ai révélé ce que je n’avais jamais confié à qui que ce soit: j’avais été violée à 11 ans par quelqu’un de mon entourage. À partir de là, ma vie a été complètement bouleversée.Je n’avais jamais rien dit de cet épisode à personne, je l’avais enfoui au plus profond de ma mémoire, mais il ressortait par tous mes pores. À l’adolescence, je suis devenue rebelle, fugueuse, réfractaire à toute autorité. Jeune femme, j’ai été rock and roll, dure, fonceuse, très mature… et facile. Car je ne savais pas me refuser aux hommes. Lors de ma première expérience sexuelle, j’avais tenté de dire non, et on m’avait forcée; par la suite, j’ai toujours dit oui avant qu’on me force à nouveau.

À 24 ans, j’ai rencontré Nicolas. Le grand amour. Quelque chose de complètement neuf à mes yeux. Jusque-là, je n’avais eu que des histoires bancales, sans engagement, sans lendemain. Là, je vivais tout le contraire. Nicolas était généreux, respectueux, amoureux. Il avait une patience infinie, un grand sens de la communication, et il m’acceptait telle que j’étais. C’était incroyable. Je ne savais même pas que ça pouvait m’arriver, de rencontrer quelqu’un comme lui. De toute façon, je n’avais jamais laissé personne m’aimer, ni franchir les défenses que j’avais érigées pour me protéger. C’est Nicolas qui s’est attaqué le premier à cette carapace. Avec lui, j’ai commencé à me laisser aller, à être plus sensible, à devenir moi-même.

Au bout d’un an à peine, j’ai commencé à avoir des problèmes sexuels. Je bloquais. C’est fou, parce que je n’avais jamais vécu ça auparavant. En fait, j’avais toujours «séparé» mon corps de ma tête dans ces moments-là. Seul mon corps était présent lorsque je faisais l’amour. Avec Nicolas, c’était différent. On était très amoureux. On ne comprenait pas ce qui se passait. Alors, on cherchait des excuses: j’étais fatiguée, je me sentais mal dans ma peau car j’avais beaucoup grossi. Bref, deux ans ont passé. On ne faisait quasiment plus l’amour, et ça minait notre couple.La première séance chez le psy a été extraordinaire. Pour la première fois de ma vie, quelqu’un me désignait comme une victime. J’avais toujours jugé, dans ma naïveté d’enfant, que ce viol était de ma faute. J’avais dû être aguichante pour que cet homme m’agresse. Alors, quand le psy m’a fait comprendre que la fillette que j’étais à cette époque ne pouvait pas être responsable de cet acte, ça a été une véritable révélation. Je flottais littéralement de bonheur!

Il m’avait également prévenue que le pire était à venir. Je ne l’avais pas cru, me considérant comme complètement «libérée». Il avait malheureusement raison. Les semaines suivantes ont été éprouvantes. J’ai fait tous les cauchemars que je n’avais jamais faits à propos du viol. Et j’étais terriblement en colère, non seulement contre mon agresseur, mais aussi contre tous mes copains. En fait, je perdais complètement le contrôle de ma vie.

Je me suis mise à maigrir, maigrir, maigrir. J’ai compris plus tard que c’était une façon de reprendre le contrôle. La nourriture est devenue mon unique obsession. Comment survivre sans manger? Je ne pensais qu’à ça, minute après minute, 24 heures sur 24. Je m’activais énormément et je n’ingurgitais plus rien. Je ne dormais plus, tellement j’avais peur d’engraisser pendant mon sommeil. Évidemment, j’étais complètement épuisée, et j’ai fini par quitter mon emploi, prétextant une réorientation de carrière. Je passais mes journées à cuisiner pour mon chum et son fils, et je continuais à me priver de nourriture. Une rôtie (sans rien d’autre) et du concombre constituaient mon seul repas de la journée. Quand je me sentais défaillir, j’avalais une cuillère de graines de tournesol. En huit mois, j’ai perdu 100 livres. Je ne pesais plus que 98 livres. Je faisais peur à regarder. Je n’avais que la peau sur les os: plus de seins, un visage émacié et des membres décharnés.

Un après-midi, Nicolas m’a annoncé qu’on allait souper chez ses parents. Je lui ai demandé ce qu’il y avait au menu. Il m’a répondu «des pâtes». J’imaginais le repas, le franc-parler de ma belle-mère, et j’ai paniqué. J’ai refusé d’y aller, prétextant un mal de tête. On s’est chamaillés un peu; mon chum connaissait très bien les raisons pour lesquelles je ne voulais pas y aller, mais il n’osait pas m’en parler. Il a fini par quitter la maison. Là, j’ai fermé tous les stores, j’ai verrouillé les portes, et je me suis mise à manger tout ce qui me tombait sous la main. J’ai ingurgité une quantité astronomique de nourriture, en pleurant, car j’étais pleinement consciente de mes actes. Puis je me suis fait vomir. J’ai essayé de joindre mon thérapeute, en vain. Je suis montée à mon bureau, je me suis branchée sur Internet et je suis tombée sur ma belle-sœur – ex-anorexique – qui, par hasard, était en ligne. Pour la première fois, j’ai prononcé le mot anorexique. Elle voulait m’appeler pour me parler mais je n’étais pas prête. J’ai décroché le téléphone, et j’ai écrit une lettre à mon chum, où je lui demandais son aide, puis je suis allée me coucher. Quand Nicolas est rentré, il m’a prise dans ses bras. Il était soulagé. Il m’a dit: «On va s’en sortir.»
Reconnaître mon anorexie était une étape fondamentale. J’ai mangé un petit peu plus au cours des semaines qui ont suivi. Je me forçais énormément mais je n’étais pas guérie pour autant. Je me sentais toujours aussi mal dans ma peau et, surtout, je ne supportais plus de voir mon chum attendre ma guérison. J’avais besoin de solitude. Je suis partie seule à Montréal pour une semaine, avec un défi: manger trois repas par jour. Les deux premiers jours, j’ai tout vomi. Le troisième jour, j’ai commencé par un café et un croissant, puis j’ai pris une salade pour dîner. Je n’ai rien régurgité, quel bonheur! Au cours de l’après-midi, je me suis arrêtée dans une boutique pour acheter un pantalon: ce fut le choc! Aucune taille ne me faisait; j’ai été obligée d’aller au rayon des adolescentes. Je suis ressortie de là décidée à manger coûte que coûte. C’est ce que j’ai fait durant la soirée. Un verre de vin rouge, un carpaccio de bœuf et des pâtes au thon – je me rappellerai toute ma vie de ce souper. J’étais tellement fière d’avoir goûté à tout!

À la fin de la semaine, mon chum est venu me chercher. On était en route vers la maison et plus on approchait, plus il devenait clair dans mon esprit que je ne voulais pas réintégrer ce quotidien lourd, où je culpabilisais sans arrêt de ne pas être à la hauteur de l’amour que me portait mon conjoint. Il fallait que je m’en aille. J’avais besoin d’une pause pour guérir.

On s’est séparés un mois après. J’ai emménagé d’abord seule, puis avec mon meilleur ami. Je travaillais. Et, surtout, je me reconstruisais petit à petit, à force de discussions et de confrontations avec mes parents, mes amis… et moi-même. J’ai repris du poids. J’ai même rencontré un nouveau chum, dont le regard amoureux et admiratif m’a redonné confiance en moi.

J’ai enfin compris que depuis ce viol, je me sentais sale. Je traînais un sentiment d’imposteur. J’étais persuadée de ne pas mériter l’amour de mes parents, de mes amis ou de mes chums, les emplois que j’obtenais ou les bonnes choses qui m’arrivaient. Quant à mon poids, il était aussi intimement lié à mon histoire. J’ai mangé pour ne pas être désirable, puis j’ai arrêté de m’alimenter pour disparaître. J’étais obsédée par la nourriture; c’était pour moi une façon de ne plus penser. De «m’anesthésier», en fait, comme je l’ai fait tout au long de ma vie.

De l’eau a coulé sous les ponts depuis. Aujourd’hui, je ne veux plus d’anesthésie. Je ne veux ni de super-job qui m’étourdit ni de carapace qui me protège. Je suis de plus en plus moi-même, avec ma sensibilité, mes peurs, ma fragilité. J’aime être émue, j’aime pleurer, j’aime être vulnérable. C’est la beauté de la vie, n’est-ce pas?

PROPOS RECUEILLIS PAR KENZA BENNIS