«Tu travailles encore tard, ce soir?» Je ne compte plus les fois où le préposé à l’entretien m’a lancé cette phrase en vidant la corbeille de mon bureau. Une petite boutade qui en disait long sur mon ambition dévorante. À 27 ans à peine, j’assistais le directeur artistique d’un studio de développement de jeux vidéo qui avait le vent dans les voiles. J’y travaillais depuis quelques mois seulement, mais je m’imaginais déjà à la tête de la création d’une boîte d’envergure mondiale. J’ai toujours vu grand et loin. Et j’étais pressée, très pressée, d’arriver au but. Pas étonnant que mes collègues m’appelaient «Véro, la mégalo»! Ça me faisait un peu grincer des dents, mais jamais autant que mon chum, Sébastien, qui y voyait un reflet trop fidèle de la réalité. Mon beau Sébastien! Je l’ai connu à l’université. Ç’a été un vrai coup de foudre. Très vite, il s’est installé chez moi, et il n’est jamais reparti. Il me faisait rire et avait le bonheur facile, en plus d’une imagination débordante tant au lit que dans la vie. Ce qui faisait un bien fou à la fille hyper rationnelle que je suis.

Mais dès qu’on a commencé à travailler – lui comme infographiste dans un centre de photocopies et moi comme graphiste dans une agence de design, –, notre ciel de jeunes amoureux s’est assombri. Sa nonchalance m’agaçait. Surtout que de mon côté, je carburais à la réussite. Je me souviens même de lui avoir dit, lors d’un souper arrosé: «L’amour, c’est bien joli, mais ma carrière passe avant tout.» Ça l’avait refroidi, mais dès le lendemain matin, tout était oublié. En apparence, du moins.

Un an et des poussières plus tard, je me suis lancée à fond dans mon nouveau boulot au studio. J’étais une gamer dans l’âme et je me passionnais pour l’esthétique des jeux vidéo. J’étais «sur mon X», comme on dit! Résultat? Je me donnais à fond dans mon travail. Une fois à la maison, je jouais en rafale à des jeux vidéo que j’analysais dans le détail, au grand désespoir de Sébastien. Quant aux week-ends…

Quels week-ends? Envolés, les soirées entre amis jusqu’aux petites heures et les nowheres en amoureux: je préférais plancher sur des projets «hallucinants»! D’autant que je prenais du galon au studio.

Je sais ce que vous pensez. Vous vous dites: «Encore une workaholic qui passe à côté de l’essentiel!» Et vous avez raison. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Paf! J’ai foncé tout droit dans le mur; je ne m’y attendais pas. Bien que, pour être honnête, mon corps m’avait envoyé des signaux que je m’étais empressée d’ignorer: insomnie chronique, migraines et nausées à répétition… J’étais fatiguée, mais j’en rajoutais, pour me persuader que j’étais au top de ma forme. Évidemment, cela se répercutait sur mon couple: comme j’étais tendue au boulot, je me relâchais à la maison.

J’étais irritable et je n’avais plus envie de rien, sauf de récupérer pour mieux tenir le coup au travail. Sébastien encaissait en silence. Ç’a duré plusieurs mois, jusqu’à ce qu’il explose, à la veille d’une importante présentation que je devais faire, à Toronto. À ma grande honte, non seulement j’ai fait la sourde oreille, mais je lui ai reproché de choisir précisément ce moment déterminant de ma carrière pour se vider le cœur. J’étais devenue un monstre d’égoïsme!

Comme la vie est bien faite – et je le dis sans ironie –, ma bulle a éclaté dans l’avion, en route pour ma présentation. Crevée, stressée, je me suis évanouie dans les toilettes. Quand j’ai repris connaissance, j’ai aperçu deux agents de bord penchés sur moi, et du sang partout sur ma veste. Diagnostic: coupure profonde au front et épuisement dû à un surmenage. À mon retour à Montréal, mon médecin de famille m’a mise au repos forcé pendant 12 semaines. Quoi, un burnout… Moi? Voyons! Mais je n’avais pas le choix de m’arrêter, d’autant que mon patron m’interdisait de revenir au bureau avant d’être sur pied.

«Ce n’est pas le fait d’avoir de grandes ambitions qui pose problème. Mais quand elles prennent toute la place, au détriment de la vie et de l’amour, elles perdent leur sens.»

J’étais humiliée. Et angoissée à l’idée de passer trois mois sans travailler, à ne RIEN faire à la maison. Évidemment, j’ai été la pire des patientes.

J’ai réussi à éloigner ma sœur. Et mes amies? Comme je les avais pas mal négligées, je me voyais mal leur demander de l’aide. Quant à mes collègues, passons. Il ne me restait que Sébastien. Dieu merci, il a pris soin de moi pendant ma convalescence.

Je dormais, je rageais, je pleurais. Beaucoup. Il me consolait, m’endurait et… faisait fondre mon cœur sec et racorni.

De semaine en semaine, je me suis rapprochée de mon beau Sébastien. J’ai redécouvert son empathie, sa tendresse et sa légèreté que je confondais avec de la faiblesse et un manque d’ambition. Soudainement, tout ce que j’avais sous-estimé chez lui m’est apparu authentique et vital. Il avait les valeurs à la bonne place. C’était lui le plus équilibré de nous deux. Et il me l’a prouvé à sa façon. Pendant mon congé forcé, j’ai eu le temps de réfléchir. À ce qui nous avait attirés l’un vers l’autre, à ce qui nous avait éloignés; à ce qui me poussait à vouloir réussir à tout prix. J’en ai beaucoup parlé avec Sébastien. On n’était pas toujours d’accord, mais quand il m’a dit: «Ce n’est pas le fait d’avoir de grandes ambitions qui pose problème. Mais quand elles prennent toute la place, au détriment de la vie et de l’amour, elles perdent leur sens». Ça a résonné très fort en moi. J’ai compris que j’étais en quête d’un sens à donner à ma vie – que j’ai tenté de trouver dans mon accomplissement professionnel. Mais j’ai aussi compris que ma vie pouvait avoir plusieurs sens! Et que je devais, avant tout, me laisser du temps et de l’espace pour souffler.

Deux ans après cet arrêt et nos retrouvailles, Sébastien et moi avons changé bien des choses dans nos vies. Il s’est trouvé un poste de designer graphique dans un grand quotidien et moi, je suis retournée au studio, mais à mon rythme, moins tyrannique qu’avant. Ai-je mis mon ambition en veilleuse? Pas du tout. Seulement, elle a un nouveau visage. Je devrais le dire au pluriel, parce que Sébastien et moi attendons des jumeaux. En apprenant la nouvelle, j’y ai vu la chance de mettre les bouchées doubles, mais dans ma vie familiale, cette fois-ci. Car à 31 ans, j’aspire à être la meilleure amoureuse et maman du monde. Rien de moins!