Minuit et demi un samedi soir. À l’heure où d’autres filles prennent un verre dans un bar du Mile End, finissent un dessert avec leur amoureux ou regardent une série télé en rafale, moi, j’ai le nez plongé dans mes bouquins. Ping! Un message texte s’affiche sur mon téléphone: «Va te coucher, c’est un ordre!» Ma petite soeur me connaît bien. Elle sait que si elle ne me ramène pas à la réalité, je peux passer la nuit entière à étudier sans me rendre compte de l’heure qu’il est.

Avant même que je puisse lui répondre, un autre texto arrive de sa part: «As-tu mangé aujourd’hui?» J’essaie de me souvenir… il me semble que je me suis fait un sandwich ce midi. Ou était-ce hier midi? Je lui réponds de ne pas s’inquiéter, je lui souhaite bonne nuit et, suivant son conseil, je vais me coucher. Une fois au lit, épuisée, je soupire: «Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir me plonger dans une maîtrise, en plus de travailler à temps plein?»

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L’idée folle de retourner aux études m’était venue deux ans plus tôt. Je travaillais alors dans le secteur de la communication, et j’étais loin de m’ennuyer. En tant que relationniste de presse, je passais tout mon temps au bureau, et j’étais pour ainsi dire mariée à mon cellulaire. Bien des gens auraient pensé que ce n’était pas une vie, mais c’était celle que j’avais choisie. Je ne me plaignais pas. J’étais ambitieuse, déterminée: réussir ma vie professionnelle était une priorité, certainement en raison de l’éducation que j’avais reçue. Mes parents, mes deux soeurs et moi sommes arrivés au Canada de notre Grèce natale lorsque j’avais sept ans. Notre situation financière a longtemps été précaire. Mon père nous répétait souvent qu’il ne pouvait pas se permettre de nous acheter beaucoup de choses, mais que ce qu’il tenait à nous offrir – le plus important selon lui -, c’était une bonne éducation. J’ai donc toujours fait de mon mieux à l’école, au collège, puis, plus tard, à l’université. Évidemment, comme dans beaucoup de familles méditerranéennes, nous étions tissés serré, très proches les uns des autres. Et comme toutes les petites filles, je voulais que mes parents soient fiers de moi, de mon indépendance, de ma réussite… Mais je voulais surtout être digne de l’immense sacrifice qu’ils avaient fait pour nous.

 Pour cela, je pensais devoir me surpasser et j’aimais donc l’adrénaline qui venait avec les deadlines impossibles. Mais même cette adrénaline a fini par devenir banale… et j’ai senti le besoin de relever un nouveau défi. J’ai donc décidé de faire une maîtrise à l’université. Pas question d’arrêter de travailler: j’avais prévu de mener de front ma carrière professionnelle et mon travail d’étudiante.

«Es-tu tombée sur la tête!» m’ont lancé tous mes proches quand je leur ai parlé de mon projet. Ils trouvaient déjà que je me tuais au travail, alors l’idée d’ajouter un programme scolaire à tout ça…

Cela dit, une fois que j’ai eu expliqué à mes amis et à ma famille à quel point j’avais besoin de le faire, ils ont été d’un soutien inconditionnel. «Si quelqu’un peut accomplir ça, c’est bien toi», m’a dit ma mère. À ses yeux, j’étais en mesure de réaliser n’importe quoi. Je ne le savais pas encore, mais cette preuve d’amour et de confiance allait énormément m’aider dans les années à venir…

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Une fois que mes cours à l’université ont commencé, j’ai déchanté. Au bout de quelques mois à travailler de 50 à 70 heures par semaine, à assister aux cours et à étudier pour les examens, j’ai réalisé que l’idée que j’avais eue n’était pas si merveilleuse que ça. Mon patron de l’époque voyait d’un mauvais oeil mon retour aux études. Persuadé que la qualité de mon travail allait s’en ressentir, il était devenu encore plus exigeant qu’il ne l’avait été auparavant: chaque jour, je devais lui prouver que ma priorité était le boulot et uniquement le boulot. Je savais qu’il traquait mes échecs et qu’une seule erreur, un seul oubli, allait me coûter cher.

Mes journées commençaient toutes à 5 h du matin. J’étudiais jusqu’à 7 h, puis j’arrivais au bureau à 9 h, et j’y restais jusqu’à 20 h. De retour à la maison, j’étudiais jusqu’à 23 h. À ce rythme, je me suis vite épuisée. En quelques mois, j’ai perdu énormément de poids. J’avais les nerfs à fleur de peau, je pleurais pour un rien… Mais j’étais beaucoup trop têtue pour m’avouer vaincue. Même si je sentais que mon moral et ma santé périclitaient, il fallait que je continue et que je termine ce que j’avais entrepris!

Comprenant que je n’allais pas abandonner, ma mère et mes soeurs sont devenues mes béquilles. Ç’a été plus difficile pour mon père, avec qui j’avais une relation à distance depuis qu’il était retourné en Grèce après son divorce d’avec ma mère. «Tu n’as rien à prouver, tu vas t’abîmer la santé», me répétait-il lorsqu’on se parlait au téléphone. Fatiguée de discuter, je le réconfortais en lui promettant de faire plus attention à moi et d’arrêter si la situation devenait insupportable.

De son côté, ma mère a vite pris les choses en main. Comme elle voyait que je n’avais pas le temps de faire l’épicerie et encore moins de me cuisiner de vrais repas (une maman ne considère pas une boîte de thon et une tranche de pain comme un lunch acceptable), elle a décidé de faire les courses pour moi le samedi et de préparer tout mon menu à l’avance. Le dimanche soir, mes soeurs étaient chargées de m’apporter les provisions et les dizaines de plats Tupperware qui allaient me rassasier pour la semaine.

Lorsque mes nerfs lâchaient et que j’avais besoin de me laisser aller et de pleurer pour évacuer le stress, il y avait toujours une épaule prête à m’accueillir et quelqu’un qui savait comment réagir: je n’avais pas besoin de leur pitié, mes soeurs et mes amis le savaient. C’est pourquoi, malgré leur inquiétude, ils continuaient de m’encourager et de me répéter que je pouvais y arriver.

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Cette chaîne d’aide inestimable autour de moi a tenu pendant tout le temps de ma maîtrise, c’est-à-dire deux ans et demi. Durant toute cette période, je me suis sentie coupable de ce que je faisais vivre à mes proches et de tout ce qu’ils accomplissaient pour moi, alors que, de mon côté, je n’avais de temps pour personne. J’avais toujours voulu être indépendante, j’avais toujours voulu être celle qui prenait soin de sa famille, mais à 35 ans, c’était ma mère qui préparait mes repas. Drôle d’indépendance!

 

Le jour où j’ai finalement obtenu mon diplôme, j’ai versé quelques larmes de joie, mais j’ai surtout poussé un immense soupir de soulagement. Bien sûr, j’étais heureuse et fière de ce que j’avais accompli. Mais ma joie était mitigée, parce que j’avais le sentiment d’avoir été si peu présente pour ma famille durant deux ans que je n’avais qu’une envie: rattraper le temps perdu. Au lieu de replonger tête première dans le travail, pour la première fois de ma vie, j’avais le goût de renouer avec la lenteur. De respirer un peu, et surtout, de passer le plus de temps possible avec mes proches.

Aujourd’hui, à 36 ans, ma définition du succès et du bonheur a évolué. L’important pour moi est d’être présente pour les gens que j’aime et de leur manifester du soutien à mon tour. Je me suis aussi rendu compte que j’avais un point de bascule moi aussi, une limite physique et mentale: j’étais venue dangereusement près de l’épuisement et peut-être même de la dépression… Plus jamais je ne mettrai ainsi ma santé en péril. Ce serait trop cher payé.

Bien sûr, j’ai encore besoin de défis, je suis faite ainsi. Un jour, j’aimerais par exemple démarrer mon entreprise. Mais pour l’instant, je renoue avec les weekends passés en compagnie de ma mère et de mes soeurs: on discute (en se criant dessus, comme toute famille grecque qui se respecte), on magasine, on voyage… Bref, on se retrouve!

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