Mon amoureux, Tony, a appris qu’il souffrait de la maladie de Hodgkin (un type de cancer du système lymphatique) alors qu’il n’avait même pas 25 ans. Le cancer étant déjà assez avancé, il n’a pas eu le loisir de réfléchir très longuement avant de devoir se faire opérer et entamer des traitements de chimio qui risquaient de le rendre stérile, et ce, même s’il voulait éventuellement des enfants. Trop épuisé par la maladie pour se rendre à Montréal et faire congeler son sperme, il a opté pour démarrer les traitements le plus rapidement possible. À cette époque, on n’était encore que des collègues, lui et moi, mais je l’ai soutenu de mon mieux à travers la maladie et notre amour est né au fil de son combat.

À peine six mois plus tard, alors que Tony finissait tout juste ses traitements, on m’a appelée au travail pour me sommer de me rendre à l’hôpital sur-le-champ. Ce jour-là, on m’a diagnostiqué un carcinome à cellules claires sur le col de l’utérus. J’avais 29 ans et je ne présentais aucun facteur de risque associé à ce cancer, qui survient généralement chez les
femmes beaucoup plus âgées. Mes médecins, qui craignaient que le cancer ne se soit répandu, recommandaient l’ablation complète de mon système reproducteur. J’avais beau saisir la gravité de la situation, une telle opération m’empêcherait à jamais d’avoir des enfants et ça, pour moi, c’était inconcevable. J’ai refusé. Après plusieurs discussions et quelques consultations externes, mon médecin a accepté de ne pas pratiquer l’hystérectomie. On a plutôt ôté la masse. Elle s’est avérée si volumineuse qu’on a éventuellement retiré mon col tout entier, qu’on a ensuite reconstruit à l’aide d’un petit anneau prosthétique pour tenir mon utérus fermé. Tout s’est bien déroulé, mais mon docteur a été catégorique: je devais tomber enceinte au plus vite et être suivie de très près durant la grossesse, puisqu’il était impossible de savoir combien de temps le col reconstruit tiendrait le coup. Un accouchement vaginal était hors de question, puis je devrais subir une hystérectomie préventive dans la foulée.

À l’époque, j’étais encore étudiante en soins infirmiers. Je n’étais pas prête à avoir un enfant et mon amoureux non plus. Résolue à ne pas succomber à la panique, j’ai terminé mes cours et nous avons continué à vivre notre vie entre les nombreux tests de suivi. Deux ans plus tard, nous étions prêts à tenter de concevoir. Vu les circonstances particulières, rien ne nous garantissait que ça marcherait, mais les tests ont révélé que la chimiothérapie n’avait pas affecté la fertilité de Tony. Un peu moins d’un an plus tard, je suis tombée enceinte.

Le début de ma grossesse s’est déroulé normalement. On m’a suivie de près; j’avais des échographies quasi hebdomadaires. Quand j’ai atteint 24 semaines, mes médecins m’ont annoncé qu’il était temps de m’aliter pour de bon. Mon col risquait à tout moment de céder sous le poids du bébé; et si le travail devait commencer avant terme, il mourrait avant même que je n’aie le temps de me rendre à l’hôpital. Même si le fœtus était médicalement viable, les risques de complications lors d’une naissance aussi prématurée sont très nombreux. De toute façon, mon col reconstruit ne pouvait pas se dilater; je risquais une hémorragie et mon fils aurait pu rester coincé. Je devais donc demeurer sous surveillance accrue en espérant le porter le plus longtemps possible.

À 27 semaines, j’ai perdu mes eaux. On m’a administré des antibiotiques de manière préventive − sans liquide amniotique, l’utérus devient plus sujet aux infections − et je ne pouvais même plus sortir du lit pour aller aux toilettes. Je devais rester aussi immobile que possible. Une semaine plus tard, Raphaël est né par césarienne, sous le regard attendri de son père, des spécialistes et d’une bonne vingtaine de stagiaires.

Il pesait 1100 grammes.

Après deux mois en néonatalogie, il est rentré avec nous à la maison. Il aura bientôt trois ans et se porte à merveille. Il a mon sourire et le regard de son père. Il est parfait.

J’aurais aimé avoir plusieurs enfants, mais nous n’en aurons pas d’autres. Plus conscients que jamais des risques d’une seconde grossesse, sans parler de l’impact de mon séjour de plusieurs mois à l’hôpital sur notre fils, on préfère ne pas tenter la chance une seconde fois. Pendant que j’étais alitée, j’ai eu énormément de temps pour réfléchir et peser
le pour et le contre de ma décision. Je ne cacherai pas que j’ai vécu une certaine culpabilité. Car si j’avais choisi de
prendre ce risque, mon fils, lui, n’avait rien choisi du tout. Est-ce que j’étais égoïste d’avoir décidé de faire un enfant
qui avait moins de chances qu’un autre de naître et de vivre en santé? Malgré tout, à travers le stress immense et les moments où j’étais rongée par le doute, je savais qu’il fallait rester calme et positive pour le bien du bébé. Avant même
de voir le jour, il m’avait déjà appris quelque chose.

Avec le recul, je constate que toute cette expérience m’a enseigné la patience, la confiance et l’importance de lâcher prise. Dans mon travail, les notions de contrôle et de responsabilité sont très présentes; on ne peut rien laisser au hasard
quand la vie des patients est entre nos mains. Mais on ne peut pas, et on ne pourra jamais, tout contrôler de son existence. Il faut parfois suivre son instinct, croiser les doigts et accepter qu’on ne puisse rien faire de plus que son mieux. Je me considère chanceuse de pouvoir dire que pour nous, cette fois-ci, la vie a très bien fait les choses.