Entre les plats Tupperware, le litre de lait pour le café et quelques vieux lunchs oubliés, il y a toujours une ou deux bouteilles de mousseux bien froides dans le frigo de la boîte de création Web où Élisabeth travaille, près du Vieux-Montréal. Chaque fois que son équipe décroche un nouveau contrat, on fait sauter le bouchon. Quand ce n’est pas les capsules de bière. «L’équipe est jeune, et on aime bien fêter», raconte l’informaticienne de 26 ans.

Même quand il n’y a rien à célébrer, la bande n’hésite pas à trinquer pour décompresser après une longue journée. Le bar à deux coins de rues du bureau est surnommé «l’annexe». «Quand on approche des dates de tombée, on mange souvent sur le pouce et on travaille jusqu’en soirée», poursuit la petite blonde pétillante. «Après 12 heures devant l’écran, on n’a plus l’énergie de faire grand-chose, sauf peut-être de prendre un verre. Ça fait une coupure avant d’aller dormir.»

Parmi la vingtaine d’employés de la boîte, il n’y a que trois filles. Baigner dans un univers masculin n’est pas nouveau pour Élisabeth. Élevée avec trois grands frères, elle a l’habitude d’être entourée de gars. Pendant son baccalauréat à l’Université de Sherbrooke, elle était aussi en minorité. Elle n’a jamais eu quoi que ce soit à envier aux garçons, même quand il s’agit de prendre un verre. «Je sais que ça peut sembler juvénile, mais parce que je sors boire avec les gars, j’ai vraiment l’impression de faire partie de la
gang. Mes collègues masculins me trouvent
cool, ils m’acceptent comme une des leurs.»

Bienvenue aux dames

Nul besoin d’évoluer dans un milieu masculin pour «prendre un coup». Célibataire et directrice de comptes dans une agence de communications, Séverine est entourée de filles au boulot et dans sa vie. Pour elle, «sortir» est presque toujours synonyme de «boire un verre». «C’est l’activité de prédilection de mon groupe d’amies», confie en riant la professionnelle de 28 ans. «Les jeudis, on court les cinq à sept. On reste tant qu’on peut tenir sur nos talons aiguilles!» Les week-ends, son groupe organise plutôt des soupers à la maison; les soirées sont bien arrosées et occasionnent souvent un mal de bloc le lendemain matin. «Rien de plus normal, dit-elle. J’aurais du mal à dire qui, parmi mes copines, ne boit pas régulièrement et ne finit pas la soirée ivre de temps à autre.» Pour ses amies, prendre un verre est un acte de liberté, de détente, de complicité.

Elles sont loin d’être les seules à collectionner les lendemains de veille. Depuis quelques années, il semble que les cocktails multicolores et les bonnes bouteilles soient devenus indissociables de l’image de la jeune femme célibataire, professionnelle et branchée. En Grande-Bretagne, le personnage de Bridget Jones avait donné le ton en notant quotidiennement dans son journal intime la quantité – souvent phénoménale – d’alcool qu’elle ingurgitait pour noyer ses peines d’amour et ses autres déboires.

Aux États-Unis, Carrie Bradshaw et ses complices de Sex and the City ont institué un culte autour du cocktail cosmopolitan. Plus près de chez nous, les romans à succès de Rafaële Germain, auteure de Gin tonic et concombre, font des bars huppés de Montréal le quartier général des jeunes professionnelles à la mode.

La cuite en chiffres

Francine Léger, médecin de famille qui se spécialise en santé des femmes, voit passer dans son bureau nombre de patientes qui consomment de l’alcool au-delà des limites recommandées, n’hésitant pas à finir la bouteille de vin qu’elles ouvrent en tête à tête avec leur amoureux. «C’est difficile à chiffrer, mais j’en vois certainement plus qu’aux premiers jours de ma pratique.» Il arrive même que des femmes appuient leur décision de subir un avortement en expliquant qu’elles ont commis des excès pendant les premières semaines de leur grossesse alors qu’elles ignoraient être enceintes.

«Quand on lit les données des grandes enquêtes populationnelles, on voit que la fréquence de consommation d’alcool de l’ensemble des femmes québécoises a augmenté au cours des dernières années, mais seulement très légèrement», constate Catherine Paradis, doctorante au Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention (GRASP) à l’Université de Montréal. «C’est quand on observe la fréquence d’intoxication qu’on note vraiment une différence.» En 1992, 6 % des femmes disaient qu’il leur arrivait de boire au moins cinq verres d’alcool au cours d’une même occasion. En 2004, ce pourcentage avait grimpé à 10 %. «C’est préoccupant.»

Bien entendu, la tendance à s’enivrer est plus marquée chez les jeunes femmes que chez leurs aînées. Selon les données de l’enquête GENACIS (Gender, Alcohol and Culture, an International Study), 20 % des Québécoises de 18 à 35 ans boiraient cinq verres d’alcool ou plus au cours d’une seule soirée, au moins une fois par  mois. Et 10 % d’entre elles s’intoxiqueraient de la sorte au moins une fois par semaine.

 

Sous pression

Évidemment, on ne peut pas faire porter le blâme de tous nos lendemains de veille à des émissions comme Sex and the City. Florence Kellner, analyste principale au Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, souligne que la graine a été plantée bien avant l’arrivée de Carrie Bradshaw sur nos écrans. «Quand les femmes ont commencé à travailler à l’extérieur de la maison comme les hommes, dans les années 1950 et 1960, elles se sont mises à boire avec eux. C’est à ce moment que leur consommation a réellement commencé à augmenter. Tranquillement, l’image de la féminité a changé.» Aujourd’hui, il n’est plus déplacé pour une jeune femme de se souler en public, pourvu qu’elle ne soit pas accompagnée de ses clients ou de ses patrons. «Maintenant que les femmes ont souvent leurs enfants dans la trentaine, elles ont encore plus de temps libre quand elles sont jeunes pour sortir prendre un verre», ajoute Florence Kellner.

Hormis les questions d’image et de temps libre, la pression colossale qui repose sur leurs épaules serait en partie responsable de la popularité de l’alcool. À force de vouloir être de parfaites employées, patronnes, amies, conjointes ou mères, les jeunes femmes deviendraient plus vulnérables.

«J’ai besoin d’une soupape pour évacuer la pression», confie Séverine, à qui ses employeurs ont accordé deux promotions depuis cinq ans au sein de l’agence de communications où elle travaille. «Étant donné que je n’ai pas souvent le temps d’aller au gym, l’alcool est une solution instantanée pour me détendre.»

De nouvelles cibles

Les fabricants d’alcool ne demandent pas mieux que de profiter de cette manne et n’hésitent pas à cibler cette nouvelle clientèle. Depuis le début des années 1990, on trouve à la SAQ des spiritueux aromatisés au citron, à la framboise ou à la vanille. Les concepteurs de ces produits n’avaient sans doute pas les hommes en tête lorsqu’ils ont sorti leurs alambics. Les emballages léchés et les publicités visent aussi de plus en plus les femmes. Le célèbre producteur de vodka Absolut Fashion a marqué un grand coup en s’associant à de grands noms de la mode comme Versace pour lancer sa campagne. Et aux États-Unis, la bouteille de vodka pétillante Nuvo imite en tous points une bouteille de parfum.

«Cette tendance s’est accentuée au cours des cinq dernières années», croit Yanick Coutie, directeur associé chez Sopexa Canada, une entreprise spécialisée dans le marketing alimentaire. «Cette année, la campagne publicitaire des Vins de Provence mise sur les femmes. Des baumes à lèvres sont même offerts pour les inciter à se procurer ces vins.»

Les chiffres confirment la tendance: les femmes forment maintenant 49 % de la clientèle de la SAQ. Elles sont encore minoritaires parmi les clients appartenant aux catégories des «passionnés» et des «connaisseurs assidus», mais leur part de marché est en croissance. Elles sont déjà majoritaires parmi les clients «réguliers », les «jeunes branchés» et les «occasionnels».

Santé!

Les femmes ont beau faire du rattrapage, elles boivent moins que les hommes. «Heureusement!» s’exclame Louise Nadeau, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal et présidente du conseil d’administration d’Éduc’alcool. «Physiologiquement, les femmes ne sont pas équipées pour métaboliser l’alcool comme le font les hommes. Elles s’intoxiquent plus rapidement et peuvent plus facilement souffrir d’une dépendance. » (voir  «Les filles, moins résistantes»)

Mais ce n’est pas tellement l’alcoolisme qui inquiète Louise Nadeau. «Je suis les données depuis plus de 20 ans, et l’alcoolisme chez les femmes n’a pas beaucoup évolué », dit-elle. Des 40 000 personnes qui s’adressent aux services de santé publique pour des problèmes d’alcool ou de drogues chaque année au Québec, environ 30 % sont de sexe féminin.

«C’est le nombre de femmes aux prises avec des problèmes de dépression et d’anxiété qui est le plus préoccupant, précise-t-elle. Les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à en souffrir.» Environ 6 % des Québécoises âgées de 25 à 65 ans feront une dépression cette année. Or, l’alcool est un neurodépresseur. Il joue un rôle déterminant dans les problèmes de santé mentale. Quand il ne provoque pas les symptômes, il les accentue considérablement. Certaines recherches ont d’ailleurs montré que la surconsommation et la dépendance à l’alcool doublaient les risques de souffrir d’une dépression. Les effets délétères de l’alcool chez les femmes ne s’arrêtent pas là. Les dernières études scientifiques indiquent que les femmes qui boivent de l’alcool, même modérément, augmentent leur risque de se voir atteintes d’un cancer du sein.


Halte à l’égalité

Selon Catherine Paradis, doctorante à l’Université de Montréal, la compagnie Molson a dépassé les bornes en lançant une publicité dans laquelle elle utilise l’égalité homme-femme pour vendre de la bière. «A-t-elle assez d’endurance? Est-elle assez forte? A-t-elle assez de coeur au ventre?» demande la pub. En buvant une Molson Dry, une femme aurait tout ce qu’il faut pour faire taire les sceptiques… «Utiliser le prétexte de l’égalité des sexes pour encourager les femmes à s’intoxiquer comme les hommes, c’est carrément irresponsable, dit Catherine Paradis, en colère. Pour moi, c’est encore pire que la pub de bière avec la sempiternelle pitoune.»
Elle rappelle que la modération a bien meilleur goût. Le Centre de toxicomanie et de santé mentale, situé à Toronto, recommande aux femmes de limiter leur consommation à un ou deux verres par jour et à neuf verres par semaine. Surtout, elles ne devraient pas boire tous les jours.

Pour la doctorante, il est impératif de maintenir le clivage homme-femme lorsqu’il est question d’alcool:
«Les femmes doivent s’affirmer en définissant leurs propres barèmes. C’est là que réside leur vrai pouvoir, leur vraie liberté.»





Les filles, moins résistantes

Pour une même quantité d’alcool ingérée, les femmes s’intoxiquent plus rapidement que les hommes. Pourquoi? Leur plus petite taille et leur poids constituent des éléments de la réponse, bien sûr. En outre, leur foie, qui aide à éliminer les molécules d’alcool, est moins gros que le foie masculin, et donc moins performant. Mais ces différences n’expliquent pas tout. À poids égal, pour une même quantité d’alcool consommée, l’alcoolémie (la concentration d’alcool dans le sang) sera plus élevée chez une femme que chez un homme. «Notre corps renferme plus de graisse et moins d’eau que celui des hommes», explique Catherine Paradis, doctorante au Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention (GRASP) à l’Université de Montréal. L’alcool se dilue dans l’eau, mais il n’arrive pas à le faire dans les graisses. Résultat: le volume dans lequel il se répartit est plus faible chez les femmes.

 

À RISQUE?

Si votre premier réflexe est de vous tourner vers l’alcool lorsque vient le temps de surmonter une épreuve, ou si vous ne pouvez vous amuser pendant une soirée sans vous enivrer, vous êtes peut-être à risque de développer un problème de dépendance. Consultez votre médecin ou référez-vous à un organisme spécialisé.

 

Les Alcooliques Anonymes: www.aa-quebec.org

 

Toxquebec.com

 

 

 panique.jpgÀ LIRE: "J’ai souffert de crises de panique"