Société
Sexuellement libres: le récit de 3 femmes aux corps atypiques
De toutes les époques et à grands coups de standards de beauté contraignants, irréalistes et changeants, on a enseigné aux femmes à chercher leur sex-appeal dans le regard des autres, les condamnant à n’être que l’objet passif et désincarné du désir d’autrui.
par : GABRIELLE LISA COLLARD- 25 juil. 2022
Sara Hini
En dépit d’une société déterminée à les maintenir dans un moule qui ne leur ressemble pas, trois femmes ont choisi de détourner ce regard et de redécouvrir toute la puissance et la volupté inhérentes à leur individualité. Elles nous racontent comment elles ont appris à s’apprivoiser, à se séduire et à se faire l’amour.
Jessica Prudencio
André RainvilleJessica Prudencio
Jessica est une créatrice de contenu montréalaise de 27 ans. Dans sa bio sur Instagram, où elle a plus de 30 000 abonnés, elle se décrit comme une « grosse afro- féministe queer, neurodivergente, anti-raciste et fat liberationist ». Irrésistiblement authentique et déterminée à vivre sa best life à l’intersection de multiples identités marginalisées, elle est l’une de ces femmes qui, par leur seule existence, prouvent qu’il y a plusieurs façons d’être heureuse, accomplie et sexy.
« Le plus dur, en grandissant, c’était d’être noire, se souvient-elle. Les jeunes filles noires sont hypersexualisées dans notre société, et on ne les protège pas assez. Plus jeune, je ne me suis jamais vraiment sentie désirée ou désirable – merci au racisme, à la grossophobie et au patriarcat –, et j’ai souvent été fétichisée. J’ai développé un pattern dans lequel je recherchais la validation des hommes blancs, parce qu’on m’a appris qu’elle comptait plus que les autres, et où je me sentais redevable, chanceuse lorsqu’ils daignaient me l’accorder. Quand on te répète sans cesse que tu vaux moins que les autres, que tu dois compenser pour qui tu es, tu finis par accepter qu’on te manque de respect. Tu te contentes du minimum, tu banalises les violences sexuelles, tu ne mets pas tes limites, et le pire, c’est que tu ne réalises même pas que ce n’est pas normal. »
«Le sexe, ce n’est pas juste la pénétration, et l’orgasme n’est pas une obligation. Ah oui, et on peut être gros et on top!»
Dans sa jeune vingtaine, par l’entremise des réseaux sociaux, Jessica découvre l’existence du mouvement body positive, qui faisait (à l’époque, du moins) la promotion de l’acceptation et de la valorisation des corps marginalisés. Grâce à ces images de personnes grosses, noires et queer, assumées, magnifiques et désirables, son regard sur elle-même s’est transformé. « Ma vision de la beauté s’est élargie, affirme Jessica. J’ai commencé à acheter de la lingerie pour me sentir sexy, des jouets sexuels pour apprendre à mieux me connaître, et j’ai commencé à me faire photographier. C’est dans la lentille d’une personne de talent qui pose un regard bienveillant sur moi que j’ai réapprivoisé mon corps. Aujourd’hui, je me trouve fucking chaude. J’aime la douceur de ma peau, mes tatouages, mes formes. J’aime filmer mes ébats pour les visionner plus tard, me voir bouger, avoir du plaisir, être l’objet du désir de l’autre. Et plutôt que de réduire mon corps à ce dont il a l’air, je prends le temps de l’apprécier pour tout ce qu’il me permet d’accomplir, de vivre et de ressentir. »
Claudia Duchesne
Joanie HoudeClaudia Duchesne
Claudia, 34 ans, est atteinte d’enchondromatose, une maladie congénitale rare qui entraîne de nombreuses tumeurs bénignes sur le squelette et une déformation des membres. En 2016, à la suite de complications lors d’une opération à haut risque pour retirer une masse située près de sa colonne vertébrale, elle devient paraplégique. Aujourd’hui, tandis que les apparitions publiques, les prises de parole et les séances photo sexy se succèdent, Claudia renoue avec sa sensualité et est l’une des porte-parole des personnes en situation de handicap.
Ayant subi des moqueries en grandissant en raison de sa différence, Claudia se souvient d’avoir travaillé très fort sur son estime d’elle-même et son apparence. « J’ai toujours été très sportive, dit-elle. Je tentais de correspondre le plus possible aux standards de beauté, et je me souviens encore très bien de la vie dans un corps normé. Puis, tout a changé, et j’ai en quelque sorte dû recommencer à zéro. Un jour, je courais dans les marches sur l’heure du midi pour sculpter mes fesses, et le lendemain, je portais une couche et me déplaçais en fauteuil. Ç’a été toute une adaptation! Mais, d’une certaine façon, devenir paraplégique m’a libérée; je suis beaucoup plus douce envers moi-même et moins préoccupée par mon physique. Je suis en paix avec mon corps. »
«Se fermer à la différence, c’est se priver de beaucoup d’amour, que ce soit pour une nuit ou une vie, et c’est bien dommage.»
Même si renouer avec sa vie sexuelle n’a pas été la première chose sur sa liste, Claudia et son amoureux travaillent à redonner sa juste place à cet aspect fondamental de leur vie.
« J’ai toujours été une femme très sexuelle. Mon cerveau reste le même, mais je fais un effort conscient pour adapter mes fantasmes à ma nouvelle réalité. Si je pouvais par magie retrouver les sensations dans une seule partie de mon corps, je choisirais mon clitoris sans hésiter ! »
Le fait de réapprendre à faire l’amour dans ce corps différent, qu’elle compare à perdre de nouveau sa virginité, implique de repenser du tout au tout l’acte sexuel, mais surtout de cultiver cette sensualité assumée qui la caractérise. « L’idée, c’est d’abord de “dégénitaliser” le sexe, mais aussi d’explorer différentes zones érogènes. J’espère bien découvrir que j’ai le point G migrateur. Qui sait? Je continue de chercher! (Rires) Je me sens hot quand mes ongles “matchent” avec ma brassière; j’adore bouger, toucher, fantasmer, et je me trouve belle. J’ai réappris à aimer et à sexualiser mon corps à travers les photos de boudoir. J’adore ça. Comptez sur moi pour rendre une couche beige sexy! »
Gabrielle Boulianne-Tremblay
Julien HergerGabrielle Boulianne-Tremblay
Autrice, actrice, modèle et conférencière, Gabrielle a immortalisé le récit de sa jeunesse et de sa transition dans le roman d’autofiction La fille d’elle-même, actuellement en cours d’adaptation au petit écran. Sans contredit l’une des femmes trans les plus en vue de la province, Gabrielle pave la voie, elle l’espère, pour un nombre sans cesse grandissant de personnes marginalisées dans le milieu culturel québécois, autant devant que derrière la caméra.
Dans sa vie personnelle, elle admet se heurter à de nombreuses idées préconçues et être contrainte de refaire, en quelque sorte, un coming out chaque fois. « Quand je suis dans une situation de dating, dit Gabrielle, j’hésite toujours à parler d’emblée de ma transidentité.
Ça dépend vraiment de l’énergie de la personne en face de moi. J’ai vécu des mésaventures en le disant soit trop tôt, soit trop tard… Tout ça, en plus de ne pas savoir si la personne me fétichise ou si elle est réellement intéressée par moi, ce qui me place dans une position d’éternelle vulnérabilité. »
«Aujourd’hui, je choisis d’aimer et de montrer le corps que j’ai. This is who i am, et il n’y en a pas deux comme moi.»
C’est le soutien de la communauté queer et la lentille des caméras qui l’ont aidée à apprivoiser son corps et sa sexualité. « J’ai appris à aimer mon corps à travers la masturbation. Avant, je le dénigrais beaucoup et je n’aimais pas me toucher. Grâce aux gens de ma communauté, qui m’ont comprise et m’ont transmis leur sagesse, j’ai renoué avec moi-même. Quand j’ai accepté d’être nue à l’écran dans le film Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau en 2016, je l’ai fait parce que je trouvais qu’on voyait trop peu de corps différents au Québec. C’est une expérience poétique et politique qui a changé le cours de ma vie. Je suis devenue la personne que j’aurais voulu avoir comme modèle quand j’étais plus jeune.»
Aujourd’hui, Gabrielle aime ses jambes, qui lui font penser à celles de sa mère, et elle les met en valeur les jours où elle se sent bien. Elle raffole de la lingerie, tout particulièrement de celle qui est adaptée à divers types de corps (son coup de cœur: l’entreprise québécoise et inclusive Origami Customs), et voit dans le fait de se faire photographier une forme de rébellion: lutter contre le regard sévère qu’on enseigne aux femmes à poser sur elles-mêmes. « J’ai longtemps eu un monstre dans la tête. J’avais une vision déformée de moi-même et j’étais fâchée de ne pas avoir le corps dont je rêvais. En 2014, un ami m’a proposé de me prendre en photo. Contre toute attente, j’ai accepté, et je me suis trouvée tellement belle à travers sa lentille… Ç’a été le début de quelque chose. »
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