«Aucune campagne d’information sur les différences entre le mariage et l’union de fait n’aurait pu avoir autant d’impact que la cause "Lola contre Éric"*» observe Dominique Goubau, professeur en droit de la famille à l’Université Laval, à Québec.

Effectivement, la querelle juridique qui oppose une femme à son ex-conjoint de fait milliardaire passionne le Québec depuis 2008! Le 3 novembre dernier, un véritable coup de théâtre est survenu dans cette saga judiciaire: la Cour d’appel du Québec a accédé à la demande de Lola et lui a accordé le droit de réclamer à Éric une pension alimentaire pour elle-même. En plus de celle qu’il lui versait déjà pour leurs trois enfants. La nouvelle a eu l’effet d’une bombe.

Et pour cause: le fait est sans précédent au Québec. En cas de rupture, tous les enfants du Québec peuvent bénéficier d’une pension alimentaire, peu importe qu’ils soient issus d’un mariage ou d’une union de fait. Mais jusqu’à maintenant, seuls les gens mariés (avec ou sans enfant) pouvaient en réclamer une pour eux-mêmes. Le récent jugement, en accordant ce droit à Lola, change donc complètement la donne!

Le cas lola

2002 Éric et Lola obtiennent par jugement la garde partagée de leurs trois enfants. Éric verse à Lola une pension mensuelle de 34 000$ pour les enfants.

2008 Lola revendique une pension alimentaire pour elle-même. Et une partie du patrimoine d’Éric.

2009 La Cour supérieure rejette la requête de Lola. Lola porte la cause en appel.

2010 Le 3 novembre, la Cour d’appel donne partiellement gain de cause à Lola: elle refuse la demande de partage du patrimoine, mais accepte la demande de pension alimentaire pour Lola elle-même. Elle accorde un an au gouvernement pour se conformer au jugement.

2010 Le 15 décembre, le gouvernement du Québec conteste la décision de la Cour d’appel devant la Cour suprême du Canada.

2011 Le 24 mars, la Cour suprême du Canada accepte d’étudier la demande du gouvernement du Québec. L’affaire reste donc à suivre…

 

État de choc

Les 1,2 million de Québécois vivant en union libre (35% des couples contre moins de 20% dans le reste du Canada) ont été secoués par cette décision. Celle-ci vient en effet heurter de plein fouet la notion sacrée de liberté associée depuis toujours à l’union hors du mariage.

La Cour d’appel estime qu’il faut changer les choses pour une bonne raison: les conjoints de fait sont à son avis défavorisés par rapport aux couples mariés. Advenant une rupture, ils ne sont pas protégés par la loi et le moins nanti des deux peut par conséquent se retrouver appauvri. Les enfants, s’il y en a, risquent d’en souffrir à leur tour puisque, dans certains cas, une partie de la pension qu’on leur verse peut servir à aider le conjoint dans le besoin.

Peut-on considérer Lola comme défavorisée alors qu’Éric met à sa disposition maison et voiture et verse déjà chaque mois 34 000$ pour leurs trois enfants? «Voyons donc !» murmurent certains. Mais attention! Si les sommes réclamées dans cette affaire sont considérables, elles ne doivent pas nous faire perdre de vue deux choses. Premièrement, Lola et Éric avaient un train de vie de millionnaire; les 34 000$ de pension pour les enfants ont été calculés en conséquence. (Si Éric avait gagné 50 000$ par an, le juge aurait ajusté le montant de la pension en fonction de ces revenus.) Deuxièmement, peu importe les sommes en jeu, le raisonnement reste le même: Lola subit bel et bien une discrimination par rapport aux gens mariés, a tranché la Cour d’appel. Dans une société démocratique, c’est inacceptable.

«À partir du moment où les tribunaux ont reconnu que le mariage et l’union de fait créent deux cellules familiales semblables, avec des besoins comparables, comment peuvent-ils ne pas imposer un devoir de solidarité semblable dans les deux cas?» explique Raymonde LaSalle, avocate spécialiste en droit de la famille. Autrement dit, les couples non mariés devraient avoir des droits similaires à ceux des couples mariés.

L’affaire «Lola contre Éric» a le mérite de remettre les pendules à l’heure: bien des gens vivant en union de fait se croient en effet protégés… exactement de la même façon que des époux! Cela est dû au fait que, suivant certaines lois (Loi sur les impôts, Loi sur le régime de rentes du Québec et autres), l’État les considère comme des personnes mariées. Quand une rupture survient, plusieurs tombent des nues en apprenant qu’ils n’ont droit à absolument rien! S’ils n’ont pas prévu le coup en rédigeant, par exemple, un contrat de vie commune c’est pourtant bel et bien ce qui les attend.

Tout n’est cependant pas encore joué. Le gouvernement du Québec a décidé de contester le jugement de la Cour d’appel devant la Cour suprême. Rien d’étonnant. C’est le seul gouvernement provincial du Canada qui ne reconnaît pas le droit à une pension alimentaire pour les conjoints dans les unions libres. Au cours des 30 dernières années, il a refusé à plusieurs reprises de s’immiscer dans les rapports privés entre conjoints de fait, estimant que les gens optaient pour ce mode de vie en toute connaissance de cause. Et que le libre choix devait prévaloir.

Le contrat de vie commune, c’est quoi?

C’est un contrat conclu entre deux conjoints de fait. Dans celui-ci, les conjoints définissent leurs droits et leurs devoirs, et prévoient différentes mesures touchant leurs biens personnels ou communs. Bref, c’est un document où ils établissent les règles de leur vie à deux… et aussi de leur éventuelle rupture. Dans ce type de contrat, on peut mentionner qui paie quoi dans les dépenses de ménage, à qui reviendra la voiture et les meubles en cas de séparation (même si un seul nom figure sur la preuve d’achat, alors que les deux les ont payés), qui rachètera éventuellement la maison si les conjoints sont copropriétaires, etc. Mais attention, ce contrat concerne la vie de couple tant que les conjoints sont vivants. Si on souhaite léguer ses biens à son conjoint à sa mort, il faut impérativement faire un testament.

Le contrat de vie commune peut être rédigé par les conjoints eux-mêmes, ou avec l’aide d’un notaire ou d’un avocat, dans les cas plus complexes. Le site du Réseau juridique du Québec (avocat.qc.ca) propose aussi un contrat de vie commune (enregistré légalement pour 35$). Quel que soit le choix que l’on fait, le contrat a valeur légale: advenant un différend ou une rupture, les deux conjoints sont liés, comme dans tout autre contrat. Enfin, un dernier conseil: mieux vaut rédiger un contrat de vie commune quand le ciel est au beau fixe au sein du couple, plutôt que d’attendre que la tempête gronde à l’horizon…

Une saine réflexion

En attendant le verdict final, les questions sont nombreuses! Au bout de combien d’années de vie commune serait-on admissible à une pension alimentaire: un an, deux ans, cinq ans? Cette décision pourrait- elle affecter rétroactivement les conjoints déjà séparés? Si une personne gagne 150 000$ et son conjoint 50 000$, sera-t-elle obligée de lui verser une pension?

Il est trop tôt pour répondre. «La Cour suprême doit d’abord décider si le principe d’accorder le droit à une pension alimentaire aux ex-conjoints de fait est, oui ou non, acceptable juridiquement et socialement, explique Raymonde LaSalle. Non? On en reste là. Oui? Alors, on déterminera le "comment", la "mécanique" d’application. » La Cour suprême pourrait par exemple décider que ce droit s’appliquera à tous les conjoints de fait, sans exception, comme c’est le cas partout ailleurs au Canada. Ou encore établir une distinction claire: ce droit s’appliquera, mais uniquement lorsque les conjoints ont un ou des enfants.

Cela dit, il faut garder une chose en tête, insiste l’avocate. «Le point de mire de cette affaire, c’est que les conjoints de fait puissent réclamer une pension. Personne n’y aura droit automatiquement, loin de là. L’objectif est de remédier aux situations bancales, point.»

En jugeant qu’une ex-conjointe de fait pouvait avoir droit à une pension alimentaire, la Cour d’appel du Québec a estimé que le devoir de solidarité entre conjoints primait sur leur liberté individuelle. Par contre, cette notion de solidarité dans le cas d’une union libre demeurerait plus limitée que dans le mariage: elle ne s’étendrait pas au partage du patrimoine familial (résidence, meubles, régime de rentes, etc.).

La Cour d’appel a-t-elle raison ou tort? Les avis sont très partagés. Et les discussions enflammées vont bon train. Tant mieux, considère Raymonde Lasalle. «Si cette cause a pour effet d’amorcer une réflexion sociale sur la question, si elle suscite de saines "discussions économiques" au sein des couples, ce sera déjà une excellente chose. Mais au-delà de tout, un fait demeure: rien au monde ne vaudra jamais la sécurité économique que chaque individu s’assure d’avoir lui-même.»

* Les noms sont fictifs pour protéger l’anonymat de leurs trois enfants d’âge mineur.




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