J’avais reçu une invitation pour assister à l’inauguration d’un hôtel à Sainte-Lucie. Curieusement, la perspective de ce voyage d’affaires n’avait rien d’exaltant. Trop de travail, trop de pression, pas une minute à moi… Je demande alors à différents collègues de me remplacer. J’essuie refus sur refus. Sans conviction, me voilà donc en route pour l’aéroport. Je me souviens parfaitement de ce lundi tristounet de février.

À mon arrivée à Sainte-Lucie, mes appréhensions se dissipent peu à peu. L’hôtel est charmant, le personnel, attentionné, et la mer, sublime. Sur la terrasse du restaurant, les invités forment une assemblée hétéroclite: quelques Asiatiques, beaucoup d’Américaines et un groupe de Français vers lequel je me dirige avec enthousiasme.

Après les présentations, j’écoute d’une oreille distraite les bavardages tout en détaillant à la dérobée cet homme qui vient de me serrer la main. Grand, élancé, visage bien dessiné, sourire ravageur, il m’a envoûtée dès le premier instant. Je suis émue par son regard, sa voix, sa prestance.

À table, il prend place à mes côtés, se montre prévenant, me questionne sans cesse, parle peu de lui. Julien est journaliste et il vit à Paris. Il est ici par hasard, sa directrice n’ayant pu participer à cette inauguration. Ce bel inconnu m’attire fortement. Pour ne pas trahir mon trouble, je reste distante. À la fin de la soirée, il me saisit la main avec une infinie délicatesse, me regarde fixement et me souhaite une bonne nuit d’une voix chaude. Je me suis surprise à regretter son départ, à regretter ma froideur qui, je l’espérais de tout coeur, ne l’avait pas trop effarouché.

Le lendemain, je guette son arrivée en vain. Ses compatriotes m’informent qu’il est malade mais qu’il sera présent à la soirée qui clôt ce weekend festif. Quand, enfin la nuit tombe, je me précipite dans le salon où a lieu le cocktail. Nos regards se croisent. Il me sourit malicieusement. Mon coeur palpite. Je le rejoins d’un pas nonchalant, m’efforçant de demeurer impassible. Le brouhaha de la foule est tel que nous sommes contraints de nous parler dans le creux de l’oreille. Cette proximité me bouleverse.

Oui, il a un charme fou. Oui, je suis sous le charme. Durant le repas, je me suis encore montrée très réservée avec lui. Mais plus je l’ignore, plus il m’attendrit avec toutes ses sollicitudes. La soirée se termine par un concert de jazz. Le champagne engourdit mon esprit peu à peu et je m’abandonne à l’atmosphère euphorisante du moment. Mes défenses s’évanouissent une à une. Je me sens légère, insouciante, libre. Julien ne me quitte pas d’une semelle. Nous dansons, nous bavardons. Parfois, il m’effleure la main, le dos, les cheveux. C’est si agréable. Et là, sans retenue, nous nous embrassons. J’ai la sensation étrange de le connaître depuis toujours. Son odeur, sa peau, ses lèvres, tout m’est familier, rassurant, apaisant. Je me sens revivre. Je ne suis plus seulement une épouse, une mère ou un bourreau de travail, je me sens exister en tant que femme. Je n’avais pas éprouvé un tel bonheur depuis si longtemps… Il se fait tard; je retourne à ma chambre, seule. Julien aurait aimé faire l’amour. J’ai refusé. Par pudeur, par peur de m’attacher davantage.

Le jour de mon départ, nous nous retrouvons sur la plage. Sa gaieté est contagieuse. Il a le don formidable de me faire rire pour un rien. Nous enchaînons les balades, les étreintes, les confidences. Il m’avoue qu’il fréquente une femme dont il n’est pas amoureux. Je lui confie que mon mariage bat de l’aile depuis plusieurs années. Les heures défilent, et chacun se retient d’évoquer l’avenir.

Au moment de nous quitter, il me remet une lettre, m’embrasse tendrement, se détourne sans dire un mot. Je refoule mes larmes, le regarde s’éloigner. Il m’a profondément émue, comme nul autre homme auparavant. À l’aéroport, je m’empresse de lire sa lettre. Des mots doux, émouvants. «Cette rencontre demeurera dans ma mémoire comme un délice enivrant et inoubliable.» Il avait pris soin d’inscrire son adresse, son numéro de téléphone et son courriel. Tout à coup, j’entends des cris. À quelques mètres de moi, un homme gît sur le sol, victime d’un infarctus. Les ambulanciers arrivent rapidement. Massage cardiaque, bouche-à-bouche, injection au coeur: ils tentent de le ranimer et l’emmènent à toute allure sur un brancard. Va-t-il survivre? Je n’en saurai rien. Abasourdie, je prends conscience de la fragilité de la vie, de ma vie qui me revient en pleine figure.

J’ai tout pour être heureuse: un fils adorable, un mari gentil, une vie sociale bien remplie, un travail intéressant, des amies fidèles. Mais en dépit des apparences, mon mariage est un fiasco. L’amour s’est étiolé au fil des années. Ne reste plus que les disputes, les reproches et l’amertume. Et si je devais mourir à cet instant, aurais-je des regrets? Oui. Je réalise à quel point j’ai traversé la vie tête baissée, aigrie. Depuis plusieurs années, je me sens responsable du bonheur de mon mari. Rester auprès de lui est certainement plus convenable, plus raisonnable, mais est-ce cela la vie?

S’accommoder d’une situation pénible, souffrir sans broncher, puis mourir sans avoir assouvi ses vrais désirs? Je repense à Julien, à nos étreintes, à ces moments d’égarement, et je n’ai plus qu’une idée: le revoir.

Dès mon retour, je lui envoie un courriel, le remerciant pour sa lettre, lui rappelant à quel point notre rencontre fut merveilleuse. Sa réponse, enflammée, ne tarde pas. Je me sens amoureuse, lui aussi. Et il me téléphone! Réentendre sa voix, son rire, son petit accent parisien est un pur bonheur. Nous bavardons de choses et d’autres, de notre rencontre inattendue, de nous… À la fin de la conversation, il susurre «je t’aime», je lui réponds «moi aussi». Et là, tout s’enchaîne. Les courriels et les appels quotidiens, les promesses de se revoir très prochainement. Je m’interdis de penser aux obstacles qui semblent insurmontables. Nous habitons sur des continents différents, je suis mariée, mère d’un adolescent et, pour comble, je suis beaucoup plus âgée que Julien. Mais je m’en moque: je suis heureuse, et de plus en plus amoureuse.

Cinq semaines se sont écoulées depuis notre rencontre. Nous décidons de nous retrouver pour un long weekend à New York. Je prétexte alors un voyage d’affaires. Mon mari n’a pas le moindre soupçon. Dans l’avion, je suis fébrile, angoissée aussi. Je connais à peine cet homme, encore moins intimement. J’essaie de me raisonner. Si ces retrouvailles se révèlent désastreuses, la vie reprendra son cours. Je ne serai plus la même, certes, mais je n’aurai pas de regrets.

Ce weekend a été absolument divin. Nous avons fait l’amour tendrement, puis flâné dans les rues, main dans la main, insouciants, savourant chaque instant de cette complicité amoureuse. J’avoue que la facilité avec laquelle nous nous entendions m’émerveillait. Il y avait entre nous une parfaite affinité, tant physique qu’intellectuelle. À demi- mot, nous avons évoqué l’avenir, effleurant même l’idée d’avoir un enfant. Pas de doute, j’avais trouvé l’âme soeur. Au moment où il allait quitter l’hôtel pour l’aéroport, je lui ai demandé de m’épouser. Son regard s’est embué, et il a murmuré «oui» sans hésiter. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je l’aime comme jamais je n’ai aimé.

Un mois après mon retour, je demande le divorce. Mon mari est abattu, résigné à affronter la réalité. Nous discutons longuement, pleurons, rigolons aussi, parfois, à l’évocation de souvenirs mémorables. Je me sens lamentable, égoïste, mais également soulagée. Je ne lui avoue pas que j’ai rencontré un autre homme. Pourquoi le blesser davantage, alors qu’il est si désabusé, si fragile? Julien et moi n’avons pas voulu brusquer les choses. Pendant deux ans, nous avons fait d’innombrables allers-retours entre Paris et Montréal.

Deux années de retrouvailles formidables, d’adieux déchirants à l’aéroport, de factures téléphoniques astronomiques. Comme il ne se résignait pas à abandonner sa «douce France», j’ai décidé de tout quitter pour le rejoindre. Mon fils vivait désormais chez son père. Mon travail était de plus en plus harassant. J’éprouvais une soif de changement, de renouveau. Aujourd’hui, j’habite Paris, j’ai épousé mon bel inconnu et nous avons eu une ravissante petite fille, que mon fils adore. Ai-je des regrets? Bien sûr que non!

PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉE SIMARD