Leah, une étudiante montréalaise de 24 ans, voit un homme de 42 ans deux fois par semaine depuis environ un an. Ils vont manger dans de bons restos, voir des films, des expositions et des matchs de hockey. Il l’amène aussi parfois en voyage l’instant d’un weekend. Et ils couchent ensemble. Une relation typique? Pas tout à fait. En plus de sortir avec lui sans jamais rien débourser, Leah reçoit une allocation de 500 $ par semaine de la part de cet homme, qu’elle a connu par l’entremise de Seeking Arrangement, un site de rencontres pour sugar babies et sugar daddies créé en 2006. Bref, elle gagne 26 000 $ par an pour sortir avec ce jeune quadragénaire.

Qu’est-ce qu’une sugar baby, exactement? Généralement une femme jeune et jolie qui a besoin d’argent. Selon Wikipédia, c’est une «personne dans une relation romantique qui reçoit de l’argent, des cadeaux ou d’autres avantages en échange de sa participation à la relation». Toutefois, la définition d’un sugar daddy est plus explicite: «anglicisme argotique utilisé pour désigner une relation de prostitution dans laquelle un homme offre de l’argent et des biens à une femme bien plus jeune que lui». D’ailleurs, certains noms de sites de rencontres sont plus directs quant à leur mandat, par exemple RichMeetBeautiful…

Sur Seeking Arrangement, on parle de «relations mutuellement avantageuses» entre les parties. On décrit les sugar babies comme étant des personnes attrayantes «qui recherchent les choses plus raffinées de la vie […], apprécient les voyages exotiques et les cadeaux». Alors, prostitution ou pas? Les avis sont partagés.

ENRETENIR LE FLOU, MAIS EXPRIMER SES ATTENTES

Sur le plan légal, difficile de reprocher quoi que ce soit à ce type de sites, puisqu’aucun échange sexuel n’y est proposé ou sollicité, et qu’aucune transaction financière n’y a lieu. Comme l’explique Kimberly De La Cruz, spécialiste des relations publiques chez Seeking Arrangement, «les relations transactionnelles ne sont pas permises sur le site. Les utilisateurs qui se font prendre à demander du sexe sont bannis». Les hommes jouent donc la carte de la subtilité, affirmant par exemple chercher de la «compagnie» ou une femme à «gâter».

«Un échange de bons procédés est-il de la prostitution? La ligne est parfois mince si on part du principe que sur ces sites, on trouve d’un côté des hommes qui ont une aisance financière, mais pas le temps de s’investir dans une relation, et de l’autre des jeunes femmes qui ne souhaitent pas être travailleuses du sexe, mais qui veulent se faire aider financièrement», souligne Patrice Corriveau, professeur titulaire au Département de criminologie de l’Université d’Ottawa, qui mène des recherches sur le travail du sexe depuis plus de 10 ans.

Mais il concède que le sugaring, comme disent les anglos, se rapproche beaucoup du travail d’escorte. «La différence principale, c’est le client unique sur une période prolongée, et la relation plus approfondie avec lui. D’un autre côté, dit-il, cela s’apparente aussi aux relations plus traditionnelles entre une belle jeune femme et un homme riche plus âgé, qui peuvent être basées, sans que ce soit clair, sur la recherche d’un certain train de vie plutôt que sur des sentiments amoureux. Sur ces sites, la différence réside dans l’expression des attentes de chacun dès le début de la relation. Les hommes comme les femmes qui les fréquentent savent ce qu’ils veulent et l’expriment généralement explicitement», expose M. Corriveau.

Leah le confirme: elle et son sugar daddy ont établi les détails de leur arrangement après deux rencontres. D’ailleurs, lors de son inscription sur Seeking Arrangement, l’aspirante sugar baby peut mentionner dans son profil la somme mensuelle qu’elle souhaite recevoir, alors que les sugar daddies y indiquent l’étendue de leur fortune.

Sandra Wesley, directrice générale de l’organisme Stella, qui vise entre autres à améliorer la qualité de vie des travailleuses du sexe, considère qu’il s’agit d’une forme de travail du sexe, au sens très large. «Les services sexuels peuvent être divers, et tous les segments ne sont pas criminalisés, comme celui des danseuses nues. Par contre, les gens ont une meilleure perception de la sugar baby que de l’escorte, par exemple, car ce terme est plus éloigné de l’industrie du sexe et que ce type de relation n’implique pas d’avoir de nombreux clients. Le stigma qui y est associé est moindre, et engendre moins de conséquences sur la vie de la femme.»

Les trois sugar babies membres de Seeking Arrangement que nous avons interrogées pour cet article sont quant à elle unanimes: elles ne se considèrent pas comme des prostituées. Leurs relations sont «normales», disent-elles: elles fréquentent un homme avec qui elles font des activités et ont de temps à autre des relations sexuelles. «Les prostituées ont généralement des clients qu’elles font payer à la rencontre. Les sugar daddies ne sont pas des clients et le sexe n’est pas obligatoire. S’il est désiré et consensuel, c’est comme n’importe quelle autre relation», affirme Sofia, 21 ans, de Montréal.

Sarah, une Torontoise de 28 ans, lance: «Lorsqu’on a voulu avoir des relations intimes, on l’a fait. Mais je ne suis pas payée pour ça comme si c’était un travail. Mon sugar daddy cherchait une gentille jeune femme à gâter et qui passerait du temps avec lui, et c’est ce qu’il a obtenu avec moi!»

Un sugar daddy lui aussi de la Ville reine, qui préfère garder l’anonymat, renchérit: «Les prostituées vendent du sexe contre de l’argent. Aucune des sugar babies avec qui j’ai été mis en contact ne m’a jamais proposé quelque chose du genre, et ce n’est assurément pas ce que je recherche. Je veux du plaisir et de l’aventure; une femme qui est toujours partante pour essayer de nouvelles choses, et dont la vie n’est pas compliquée.» Il donne 3000 $ par mois à sa sugar baby actuelle pour couvrir ses dépenses personnelles, en plus de l’amener en voyage et de lui offrir de luxueux cadeaux, comme des sacs à main et des chaussures.

LA CIBLE DE CHOIX: LES ÉTUDIANTES

Même si on en entend beaucoup parler, le phénomène n’est pas nouveau. «La technologie le rend seulement plus visible, selon Sandra Wesley, de Stella. Et les jeunes générations ont peu d’a priori sur la question: elles jugent moins les jeunes femmes – et les jeunes hommes – qui deviennent sugar babies

Elle note aussi que les nouvelles générations s’appauvrissent et que les étudiantes ont fréquemment de la difficulté à payer leurs factures. Ainsi, il est possible qu’elles soient de plus en plus nombreuses à chercher des façons «créatives» de gagner de l’argent. «C’est ma théorie, je n’ai pas de chiffres pour l’appuyer, mais dans notre société, comme les femmes doivent souvent s’endetter pour étudier, ça jette les bases pour des relations hommes-femmes de ce genre…», avance-t-elle.

Les statistiques du site Seeking Arrangement tendent à lui donner raison: sur les 10 millions de sugar babies qui y sont inscrites, 3 millions sont des étudiantes, dont 250 000 fréquentent des universités canadiennes (Toronto, Ottawa et McGill comptent parmi les mieux «représentées»). Et les responsables du marketing du site surfent sur la vague, le présentant comme «une méthode alternative pour financer ses études» et offrant l’inscription gratuite à celles qui possèdent une adresse courriel universitaire.

Ce sont justement ses amies étudiantes qui ont encouragé Leah à s’inscrire sur Seeking Arrangement. Même chose pour Sarah. «Une de mes meilleures amies utilisait le site et elle a rencontré un homme qui l’invitait sans cesse à des soupers chics et lui achetait des sacs griffés. Je me suis dit que j’allais tenter le coup. Aucun des hommes de mon âge ne pouvait me gâter comme ça…», dit- elle. Sarah, Leah et Sofia ont toutes des amies qui sont sugar babies ou le sont devenues par effet domino, en voyant les cadeaux qu’elles rapportaient à la maison.

Malgré leur enthousiasme, tout n’est pas rose, concède Leah. «Le terme sugar baby est connoté négativement, et les gens me jugent très rapidement quand ils me voient avec mon sugar daddy. Pourtant, je ne fais de mal à personne et je ne contreviens pas à la loi, alors pourquoi mon type de fréquentation les dérangent-ils?»

ATTENTION À LA BANALISATION

Ce genre de commentaires fait friser les oreilles de Rose Sullivan, militante pour l’abolition de la prostitution et cofondatrice du CAFES, le Collectif d’aide aux femmes exploitées sexuellement. Car le grand danger, selon elle, c’est la banalisation de la prostitution.

«Les filles qui s’inscrivent sur ces sites me semblent insouciantes. Elles n’ont aucune idée des risques qui les guettent, ne serait-ce que de tomber sur un homme violent ou contrôlant. Et une fois que tu as le pied dans l’engrenage, il peut y avoir un danger de glisser vers une forme de prostitution plus “officielle”. Faire de l’argent facilement comme ça peut vite devenir addictif!»

Et c’est vrai que banalisation il y a. Certaines sugar babies ont leur chaîne YouTube sur laquelle elles prodiguent trucs et conseils aux potentielles «bébés de sucre», et Seeking Arrangement organise chaque année un «sommet» pour sugar babies, avec discussions, panels et possibilités de se faire des contacts.

«Je trouve ça pathétique! s’exclame Rose Sullivan. Ce n’est qu’une façon détournée de répondre à une demande bien présente dans l’industrie de la prostitution: les jeunes femmes éduquées, de bonne famille et, surtout, qui n’ont jamais été “salies” par des clients.»

Elle souligne que dans le milieu de la prostitution, les relations avec les sugar daddies sont nettement moins idylliques que ce que semblent vivre Leah, Sarah et Sofia. «Au CAFES, on a beaucoup de filles qui ont reçu des offres très allé- chantes, mais en fin de compte, les hommes étaient moins généreux ou plus exigeants que ce qu’ils avaient affirmé au départ. Ces fausses promesses mettent les filles dans le pétrin, car souvent, elles ont absolument besoin de cet argent.» 

LE CÔTÉ SOMBRE DU POUVOIR

Alors que sur Seeking Arrangement, on compte environ quatre sugar babies pour un sugar daddy, dans le milieu de la prostitution, ce sont surtout les hommes qui partent en quête d’une jeune femme. «Ils font le tour des salons de massage, bars de danseuses ou agences d’escortes, et quand ils repèrent une fille qui les intéresse, ils lui proposent de la sortir de ce milieu et promettent de lui offrir mieux», raconte la militante.

C’est ce qui est arrivé à Sophie, 29 ans, de Saint-Eustache. Alors qu’elle travaillait dans un bar de danseuses nues, à 24 ans, elle a commencé à fréquenter un client de 49 ans, qui l’a finalement poussée à arrêter de danser. «On allait souper dans de grands restos, il m’amenait magasiner, on se promenait en Lamborghini, et il me donnait de l’argent pour arrondir mes fins de mois. Après qu’il se fut séparé de sa femme, on a même fini par habiter ensemble. Ça a duré cinq ans, mais ce n’est pas une belle histoire. C’était un être violent psychologiquement et très jaloux, qui m’empêchait d’avoir des amis.»

Elle raconte qu’il la faisait constamment sentir redevable. «C’était comme si je lui devais tout, il usait de chantage en revenant toujours avec cette idée: “Je t’ai tout payé!”» Échaudée par cette histoire difficile, elle met en garde celles qui pourraient être tentées par ce genre de relation: «Tu es vraiment contrôlée par l’autre et tu te sens coupable, c’est une véritable relation de pouvoir.»

Elle croit d’ailleurs qu’il est fort possible que des proxénètes tentent de recruter des escortes sur les sites de rencontres pour sugar babies et sugar daddies. Évidemment, difficile d’avoir des statistiques probantes à ce sujet…

Sandra Wesley, elle, affirme que ce genre d’arrangement peut être considéré comme une reprise de pouvoir pour les femmes qui se sentent opprimées. «Toutes les relations hommes-femmes sont des relations de pouvoir, mais ici c’est beaucoup plus explicite. Les jeunes femmes ont la possibilité de dire: “Voici ce que je vais t’offrir et voici ce que je veux en échange.” Elles peuvent imposer leurs limites. Pour plusieurs d’entre elles, ça rééquilibre le rapport de force.»

«Ce qui choque surtout, ce n’est pas tant que des hommes riches paient de belles jeunes femmes, mais que ce soit affiché et assumé», croit le professeur Patrice Corriveau. Il considère que ce qui pose davantage problème sur le plan moral avec le sugaring, c’est la relation de pouvoir des gens riches avec des personnes qui ont besoin d’argent. «Le rapport d’exploitation relève tout autant de la domination financière que du patriarcat. De jeunes filles – ou garçons – vont passer outre à leurs principes pour pouvoir payer leurs études. Ce rapport de dépendance financière devrait aussi nous interpeler en tant que société.»

Entre les témoignages féeriques d’étudiantes comblées et la triste réalité de femmes pour qui les choses ont mal tourné, il y a des milliers d’histoires qui peuvent laisser bien pire qu’un goût amer…

 

* Pour nous conformer à la majorité, nous avons employé le féminin pour parler des sugar babies dans le texte.

**Toutes les statistiques s’appliquent exclusivement aux utilisateurs du site web seekingarrangement.com.