Au Hamman

Je viens d’atterrir à Paris et je me sens vulnérable à cause du décalage horaire. Ma directrice littéraire s’est fait piquer son portefeuille dans le métro, le soleil blesse l’iris et l’agitation de la ville donne le vertige. Deux choix s’offrent à nous: picoler un cahors à trois balles jusqu’à tomber endormies dans la petite chambre d’hôtel ou accepter l’invitation de Fernande, éditrice française, qui propose d’aller se détendre au hammam de la mosquée de Paris.

Je note au passage l’adresse d’une boutique de parfums et mémorise le nom des fragrances: eau de Charlotte, Petite chérie, La violette. Le musée d’Orsay présente une exposition sur l’évolution de la peine de mort; l’image d’une guillotine me fait passer l’envie d’un macaron au caramel. Le grand panier où tombe la tête ressemble à un landau…

«Mais t’en fais une de ces têtes!» s’exclame Fernande.

Nous arrivons à la mosquée. Dans l’antichambre, des vitraux aux couleurs vibrantes jettent un voile sur le jour. Nous entrons.

Dans une grande pièce, des femmes de tous les âges sirotent du thé à la menthe, dénudées, attendant qu’on les appelle pour le massage. Quatre matrones d’une cinquantaine d’années pétrissent les chairs des filles étendues dans des poses presque lascives sur les tables capitonnées. L’éclairage tamisé fait paraître les peaux encore plus roses ou hâlées, c’est selon. Une vieillarde se plaint du temps d’attente. Ses seins sont comme deux poches de thé décorées d’un raisin sec. Soudain je réalise que je verrai ma directrice littéraire nue, l’éditrice française aussi, que je serai moi-même à poil… Et je suis heurtée dans ma pudeur de Nord-Américaine.

Je laisse le haut de bikini au vestiaire et me faufile derrière le rideau de vapeur en faisant comme si de rien n’était.

Ève et Fernande sont déjà installées dans une des cabines. La première huile ses jambes avec une pommade dorée destinée à faire reluire les chairs, la seconde verse une chaudière d’eau fraîche sur son corps.

Je pense: «Nous sommes de simples figurantes dans un fantasme masculin.»  

 

«T’as de beaux seins!» lance Fernande.

«Et Ève a de beaux genoux», que je lui réponds. Je déconne parce que je suis intimidée. J’ai passé presque un an à peaufiner un manuscrit avec cette brillante femme de lettres que voilà nue devant moi, magnétique et intrigante. Ève me montre une cicatrice près de sa hanche: je touche. Nous nous frôlons. Puis elle refait son chignon avec sa broche.

«Bon, on passe au gommage?» suggère Fernande… qui est de trop!

Nous prenons place sur un banc de pierre. Ève pointe du doigt le détail des murs ancestraux d’un bleu délavé. Dans les tuiles de céramique aux motifs orientaux, je vois des promesses de paragraphes, je décode une idée de poème. Devant nous, une Arabe contrariée frotte vigoureusement le corps d’une jeune fille avec un gant de crin.

J’ai peur qu’elle n’arrache le grain de beauté que j’ai sur l’intérieur de la cuisse en y allant aussi fort.

L’index d’Ève glisse vers mon entrejambe, en direction du grain de beauté. La furie nous aperçoit et nous chasse en s’agitant. Ses mouvements brusques font ballotter ses seins lourds, deux poires mûres, et elle dégage un parfum aigre. Nous laissons Fernande – outrée elle aussi – à ses bons soins et passons à l’étape suivante: le massage.

Dans le climat de sororité qui enveloppe les lieux, des filles oignent le dos de leurs copines avec baumes et beurres pour le corps, tressent leur chevelure, se caressent les épaules… Normal quand on vient du Vieux Continent, j’imagine.

Moi, j’ai quand même l’impression d’un peep-show de luxe.

Assise tranquille dans mon coin, je regarde Ève se faire masser par une matrone. J’ai l’air louche, et me fais des choses sous la couverture de la dernière édition du Elle France.

Dire que là-haut, à l’étage, des musulmans iront prier dans quelques heures.

Auteure de Soudain le Minotaure, Marie Hélène Poitras a publié le feuilleton littéraire Rock & Rose (La courte échelle) en 2009.

 

 

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