Josée et Luc * font partie de ces couples d’exception où la femme a un revenu supérieur à celui de son partenaire. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cette gestionnaire de projets dans un établissement de santé montréalais fréquente un homme qui gagne moins qu’elle. Pourtant, au Québec, cette situation concerne à peine le quart (24%) des femmes ayant des enfants, selon les chiffres de 2006 (1).

Si on peut se réjouir qu’un nombre grandissant de travailleuses progressent dans l’échelle salariale, ces statistiques cachent toutefois une réalité beaucoup moins rose. «Environ 45% des femmes gagnant plus que leur conjoint déclarent un revenu familial annuel de moins de 20 000$», nuance Hélène Belleau, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) au centre Urbanisation Culture Société. L’inversion des rôles ne signifie donc pas forcément une augmentation du niveau de vie.

Il n’y a pas qu’au Québec que ce type d’union demeure rare. Le scénario est sensiblement le même partout en Occident: environ 25% des Américaines (2) et des Françaises (3) gagnent plus que leur conjoint; en Grande-Bretagne, elles sont à peine 20%(4).

Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi ces couples «nouveau genre» sont encore exceptionnels. On note d’abord l’écart persistant de rémunération entre les sexes. Le salaire des femmes correspondait en moyenne à 71% de celui des hommes en 2003 (1). De plus, après la naissance des enfants, les nouvelles mères vont souvent mettre un frein à leur carrière, par exemple en occupant un emploi à temps partiel. «Moins on travaille, moins vite on gravit les échelons, et plus le salaire stagne», note Hélène Belleau

* Noms fictifs

(1) BELLEAU, Hélène, et Raphaëlle PROULX. «L’histoire du revenu familial au Québec», à paraître à l’automne 2011 dans Revue internationale Enfances, Familles, Générations.

(2) Source : Bureau of Labor Statistics

(3) Source : Institut national de la statistique et des études économiques

(4) Source : Report of National Equality Panel (Government Equalities Office)

 

Papa au foyer, maman au boulot
Si la majorité des Québécois se disent ouverts à ce renversement des rôles, ça ne veut pas dire que la situation ne choque pas. «C’est plus une question de valeurs que de génération, constate la planificatrice financière Lison Chèvrefils. Des jeunes trentenaires ont aussi de la difficulté à accepter que leur blonde fasse plus de sous qu’eux.»

Années 2000 ou pas, les hommes qui gagnent moins que leur conjointe sont encore victimes de préjugés, parfois au sein même de leur famille. «Le père va dire à son fils: « Qu’est-ce que tu attends pour trouver une vraie job? »» illustre madame Chèvrefils. Le rôle de pourvoyeur reste toujours largement associé à la masculinité.

«Je trouve ça super que ma femme gagne plus; elle me fait vivre!»
En apparence léger, ce type de commentaire peut toutefois camoufler une certaine gêne. «L’argent est plus tabou que le sexe», souligne Hélène Belleau. Pas surprenant qu’il ait été difficile de trouver des couples prêts à témoigner pour cet article! Il faut pourtant prendre le taureau par les cornes et clarifier les choses avec son partenaire si on veut éviter que les possibles malaises se transforment en frustrations.

«Les hommes qui gagnent moins que leur conjointe sont souvent taquinés dans leur milieu de travail», poursuit-elle. Un humour qui démontre que le phénomène n’est pas encore totalement accepté, selon la chercheuse. «Et pour qu’un homme soit capable de prendre les plaisanteries avec un grain de sel, il faut que le couple en ait parlé avant», ajoute Lison Chèvrefils.

C’est l’attitude qu’a toujours adoptée Josée: d’entrée de jeu, elle met cartes sur table. «Quand on envisage de se lancer dans un projet ou un investissement importants, j’en parle avec Luc pour qu’on détermine à l’avance comment partager les coûts. Même si le sujet est délicat, je pense qu’il faut être honnêtes.»

Une discussion franche permet souvent de désamorcer certaines tensions, en plus de favoriser l’élaboration d’une stratégie équitable du partage des dépenses. Du reste, la femme de 46 ans a toujours fréquenté des hommes œuvrant dans un domaine complètement différent du sien, ce qui élimine les risques de rivalité professionnelle.

Revenus inégaux, dépenses équitables
Mise en commun des revenus ou des dépenses, participation à celles-ci en proportion des gains de chacun, compte conjoint: il existe autant de façons de gérer ses finances qu’il y a de couples. «La solution la plus simple reste de faire un partage des dépenses au prorata des revenus», constate Lison Chèvrefils. C’est l’option retenue par Josée et Luc. Une certaine complémentarité vient bien souvent s’installer, ce qui permet d’équilibrer les rôles. «Je ne suis pas une super femme d’intérieur, alors c’est fou tout ce que Luc fait dans la maison», souligne Josée. Encore faut-il laisser à l’autre la chance de prendre sa place, quitte à mettre au pas notre Germaine intérieure!

«Pour certains hommes, le regard des autres restera trop important, et ils préféreront s’endetter pour préserver les apparences», remarque Lison Chèvrefils. Un conseiller financier peut alors amener les conjoints à reconsidérer des solutions sur lesquelles ils n’arrivaient pas à s’entendre entre eux. Malgré les efforts, certains couples ne parviendront malheureusement pas à trouver leur équilibre. Car si l’argent n’est pas un problème en soi, il canalise souvent les tensions, rappelle Hélène Belleau. D’où l’importance d’enrayer le malaise, et vite! «Quand tu en discutes dès le départ, c’est payant à long terme!» conclut Josée.